Jérôme Reijasse n'a peut-être même pas 40 ans. Supporter du PSG, donc homme déçu. Écrivain (Parc). Journaliste chez Rock'n Folk. Traducteur pour les rockeurs à la télé. Rédacteur en chef d'une émission culturelle quotidienne. Lyrique. Exalté. Capable de trouver des raisons de vivre valables dans un groupe ou un artiste encore incontrôlé. Proposera chaque lundi (même si des fois ça tombe le mardi ou le mercredi) désormais ses 7 Jours loin du monde aux lecteurs du Gri-Gri.
Au bureau, il y a cette femme.
Véronique.
Véronique occupe un poste à responsabilités. Elle a pour mission de gérer les budgets. On ne choisit pas une telle fonction par hasard, jamais. Il faut ne pas aimer l’absolu pour accepter de se battre avec des chiffres toute la journée. Il faut avoir renoncer à quelque chose d’important, presque vital, pour ainsi jongler entre colonnes grises et calculs mesquins. Elle n’est jamais là avant 11h30, part rarement après 17 heures. La belle vie ?
Pas vraiment en fait. Véronique a le quotidien amer, l’amitié rare et l’aigreur solidement vissée aux tripes. Elle ne se mélange pas et accuse le monde de se refuser à elle. Comme tous les êtres tristes, esseulés et désagréables, elle préfère reprocher aux autres ses propres errances. Plus facile, en tout cas moins douloureux. Ça lui permet de tenir encore un peu, de repousser l’instant où elle devra regarder le miroir de l’éternité. La chute s’annonce longue, pénible, conclusion prévisible d’une existence dédiée à la facilité et au piétinement du plus faible, du moins gradé. Car Véronique adore rappeler à ceux qui l’auraient oublié qu’une hiérarchie existe et qu’il faut s’y soumettre. Quand on lui demande pourquoi, elle répond, la lèvre pincée et le regard à la fureur presque concrète : “Ça a toujours été comme ça !” Elle se sent bien au cœur de la machine, la Véro, un poisson dans l’eau, troublée tout de même par les milliards de reflets de ces âmes torturées, humiliées, piétinées depuis que le travail rythme nos déserts intimes. Celles de ceux qui ont un jour croisé la route d’une Véronique ou de l’une ou l’un de ses semblables. Céline écrivait : "Il n'y a qu'un seul héroïsme, c'est de gagner sa vie”. Il avait bien sûr raison. Bosser avec une Véro et ne jamais se plaindre, courber l’échine pour ramener de quoi payer le loyer, voilà la vraie bravoure ! Un jour de décembre, une petite stagiaire de 14 ans doit demander à Véronique de signer son rapport de stage après une semaine passée dans nos bureaux. Elle s’exécute mais ne peut s’empêcher d’ajouter, de sa plume molle et à la férocité assumée: “Stagiaire agréable mais beaucoup trop pipelette.” Voilà Véronique une nouvelle fois démasquée. Incapable d’oublier les notes, les classements. La sanction, quoiqu’il arrive. Et ce vocabulaire ! “Pipelette”… À part Stéphane Bern et Madame de Fontenay, on se demande bien qui emploie encore ce genre d’expressions ? Et puis, si on commence à épargner les enfants, comment progresseront-ils ? Il faut taper fort, sans attendre, montrer à la prochaine génération que le monde est impitoyable et que les politesses, les encouragements sont réservés aux faibles, aux parasites, aux merdes… Véronique ne le dira jamais comme ça mais c’est exactement comme ça qu’elle pense. Père autoritaire ? Mère absente ? On laissera le soin à Freud et sa bande d’élucider le mystère. Véronique, en revanche, ne hausse jamais le ton quand elle s’adresse à ses supérieurs. Fourmi ouvrière zélée, irréprochable. Les patrons sont des icônes, des balises. Sa dévotion une prison. Bien sûr, ici et là, Véronique mime l’humanité. En accrochant sur le mur, le sentiment d’injustice à peine caché, la couverture du quotidien Libération, le jour de la mort de Steve Jobs. Son héros crevé, elle lui rendait un dernier hommage en le punaisant. Plus guillerette (histoire d’utiliser la même famille de mots qu’elle), un autre jour, elle afficha fièrement, à côté de Jobs, la quatrième de couverture de Libé qui annonçait que le film Polisse avait dépassé les 2 millions de spectateurs. Avec un simple “Merssi” en milieu de page. Cinéphile, Véro. Aussi adepte des expositions, qu’elle visite sans relâche, le jour, le soir, la semaine et le week-end. Mélomane également. Ses sources, ses Bibles ? Libé et les Inrockuptibles. Autant dire que Madame n’a peur de rien. Qu’elle a le goût sûr et la référence sensible. Mais, me direz-vous, comment fait-elle alors pour en plus gérer sa vie de famille ? La question est salope. Il n’y a pas de vie de famille. Il n’y a pas de petits moments de complicité, pas d’intimité qui reconstruit. Juste un chien, sorte de bouledogue pas fini et des soirées alcoolisées à outrance avec des copines qui n’en sont pas. Il y a peut-être encore un gode planqué dans la table de nuit mais pas d'amour. Il y a probablement souvent des larmes, la nuit, quand le monde ne la dévisage plus. Des sanglots de petite fille perdue. C’est atroce. C’est ainsi. Malgré toute ma mauvaise foi, parfois toute ma colère quand elle se comporte comme un kapo, je me dis que Véronique mériterait d’être aimée. Il faudra quand même qu’elle y mette un peu du sien.
On écoute le formidable Jef Barbara, nouvelle signature de Tricatel et son Cocaïne Love, la Cage aux Folles percutant un Ian Curtis sous acide. Peut-être que ça offrira à Véronique quelques secondes d’apaisement…
Texte & Photo - Jérôme Reijasse