
Mes adieux à Bruno Cremer, par Jérôme Reijasse
La première fois que je le vois à l'écran, c'est un vendredi soir, tard, sur une chaîne publique, je dois avoir quelque chose comme 15 ans. Mes parents dorment déjà. Moi, je me casse les yeux dans l'obscurité, mon fauteuil presque collé à la télévision. Il y a un film de guerre qui va débuter. J'ai lu dans je ne sais plus quel programme que c'était culte, réalisé par un baroudeur. Je tique d'abord: La 317ème Section traite de l'armée française. Adolescent, je vibrais surtout pour les fictions de Marines. Les yankees. La France, l'Indochine, Bigeard, de Gaulle, rien à foutre en fait. Mais je m'installe quand même, j'attends. À l'époque, dans ma famille, la télévision est rationnée. Ça commence. Un noir & blanc qui griffe la rétine d'entrée, le son, qui plonge dans l'humidité de cette jungle lointaine. Et puis, soudain, un gaillard, cheveux courts, le regard fier, où semble couler une rivière sauvage. Bruno Cremer. En moins de dix secondes, il devient mon grand frère, mon père soldat, mon ami. Quand il parle, il revendique autant sa rage de vivre que son mariage avec la mort. Je crois me souvenir qu'il jouait dans le film de Schoendoerffer un légionnaire. Un colosse. Je le retrouve presque bizarrement quelques semaines plus tard dans Paris Brûle-t-il ?. Il est le colonel Rol-Tanguy. Plus terrestre mais lumineux, dévoué. Le soir, plus tard, dans mon lit, j'avais imaginé Cremer libérant Paris à lui tout seul. C'était le genre d'homme à ne jamais renoncer. C'était ça que j'avais envie de voir en lui.

Les années passent. Cremer ne croise plus ma télécommande. Parfois, je revois la 317ème Section, enregistré sur une cassette V2000. Juste pour lui. Quand il crève, j'ai envie d'éteindre. Avec l'explosion du système câblé et l'arrivée du dvd, monsieur Cremer refait surface. Je l'admire dans La Bande à Bonnot (quel mauvais film ! Quel bonheur !), lui seul pouvait mourir ainsi, quand la police mitraille. Quand on l'entend lire cette dernière lettre de Bonnot, écrite juste avant le massacre... La voix de Cremer ne s'oublie pas. Cette capacité à faire patienter les mots ou à les pousser dans le dos. Cette chaleur presque paternaliste et cette assurance de l'homme qui ne ferme pas les yeux. Je tombe ensuite sur L'Alpagueur, où je découvre un Cremer tueur en série, qui a la fâcheuse habitude d'appeler ses futures victimes “Coco”. Froid dans le dos. Il incarne une hôtesse de l'air. Enfin, un steward... À la fin, Belmondo lui fout une trempe royale. C'est peut-être la seule scène pas vraiment crédible. En regardant la liste de tous ses films sur internet (et toutes ses pièces de théâtre que je ne connais pas !!!), je m'aperçois qu'il avait aussi donné de son temps pour l'affreux L'Union Sacrée. On l'aime tellement qu'on ne lui en veut même pas. Surtout que Cremer - je n'ai pas vu le chef d'oeuvre Une Histoire Simple, de Sautet, avec Romy mais je vais tout faire pour effacer cette honte dès aujourd'hui lundi - a tourné aussi avec Brisseau. Noce Blanche bien sûr mais De Bruit et de Fureur surtout, le tremblement de terre, l'apocalypse sur pellicule. Ce père foutu, vétéran, complètement seul, qui tire à la carabine dans son propre appartement, une fête foraine sans rien, ni enfants ni train fantôme, l'oeil triste qui rigole quand même. Violence assumée, comme sa solitude, qui le ronge, bien sûr. Sublime. Sale, méchant, vicelard, paumé, ordure même, Cremer pouvait tout vivre pour les autres. Il a à son compteur pas mal de séries B, de films transparents, de téléfilms. Un acteur. Les mythes, les cv parfaits, c'est pour les cons. Le Prix du Danger, un Carpenter à la française, qui n'a même pas tellement vieilli. Avec la magnifique Marie-France Pisier. Un para, Cremer. Tu le balances sur n'importe quel terrain, il s'impose, s'adapte, se démarque. Question de naissance. Il était né avec de la lave et de l'amour dans les veines.
Depuis 2004, j'ai pris l'habitude de le regarder en Maigret, sur le petit écran. Simenon vient d'entrer tardivement dans mon existence, je veux tout lire, tout voir, rattraper le temps perdu. En vacances en Espagne, je m'ennuie un peu alors j'allume le poste. Il n'y a que des chaînes catalanes et France 2, je ne sais pas pourquoi. Et donc Maigret. Deux épisodes chaque après-midi., je décide de laisser sa chance à ce Cremer vieilli mais toujours massif et habité. Peut-être pas le meilleur Maigret cathodique. Les adeptes préfèrent certainement Richard. Mais mon Maigret, sans aucun doute. Pour toujours. Confession : j'ai acheté les coffrets de la série. Je les ai tous. Je n'ai même pas honte. Cremer était un homme. Un grand frère. Mon père soldat. Mon ami. Il va me manquer.
Texte - Jérôme Reijasse
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