Jean-Gervais Tchéidé, premier vice-président du Conseil général de Guiglo et cadre du département de Blolequin, n’est pas resté insensible à la sortie du Sous-préfet de sa localité qui, saisissant la perche tendue par un confrère de la place, tirait la sonnette d’alarme sur le risque d’une autre guerre que font planer les allogènes qui exproprient les autochtones Wê de leurs terres. Il touche du doigt la réalité qui prévaut dans le pays Wê de façon générale. Interview parue dans le Nouveau Courrier n°471 (20/03/2012)
Le sous-préfet de Blolequin a fait récemment une sortie dans les médias au cours de laquelle il a tiré la sonnette d’alarme sur les expropriations de forêts et de terres que subissent les autochtones Wê. Confirmez-vous les dires de cet administrateur ?
Le Sous-préfet de Blolequin confirme ce que nous, fils de l’ouest en général et du pays Wê en particulier, avons toujours dit, à savoir que le plus grand malheur de nos parents, c’est d’avoir été installés par Dieu sur des terres qui sont aujourd’hui convoitées par l’ensemble de tous ceux qui veulent faire fortune en Côte d’Ivoire à partir de la culture du café et du cacao notamment.
A l’occasion de cette crise post-électorale, il y a une forte pression sur ce qui reste encore comme forêts dans le département de Blolequin et en général dans le pays Wê. Nos parents sont véritablement envahis par des personnes venues non seulement d’autres contrées de la Côte d’Ivoire, mais majoritairement de la sous-région Cedeao, notamment du Burkina Faso et du Mali pour s’accaparer les terres de gré ou de force, quelquefois sous la menace des armes. Puisque la plupart de nos parents sont réfugiés de l’autre côté du Cavally, au Liberia, ont dû fuir parce que leurs plantations, leurs terres ont été annexées par de nouveaux arrivants qui sont majoritairement des Burkinabè.
Pensez-vous que le problème de Blolequin, dans le Moyen-Cavally, peut être généralisé à tout le pays Wê ?
Ce qui se vit à Blolequin est la même chose qui se vit à Bangolo, notamment dans la sous-préfecture de Zou depuis 2003. De 2003 jusqu’à la signature de l’accord de Ouagadougou, la population de Zou lançait des cris de détresse que personne n’entendait. C’est un problème général dans le pays Wê forestier. A Kouibly, Facobly, Bangolo, Duékoué, Guiglo, Taï, Blolequin et Toulepleu, c’est exactement la même chose. Les populations Wê sont chassées et leurs terres sont systématiquement occupées par des étrangers qui viennent en masse s’installer illégalement pour, non seulement exploiter les plantations abandonnées par nos parents, mais créer aussi leurs plantations soit dans les forêts villageoises soit dans les forêts classées.
D’où vient alors qu’on dise que ce phénomène qui gagne de l’ampleur aujourd’hui à l’Ouest et qui débouche sur de nombreux conflits est une instrumentalisation des cadres et des hommes politiques Wê ?
Le mensonge, à force de matraquage médiatique, d’intoxication et de manipulation, a tendance à s’ériger en vérité. Aucun cadre Wê, dans la situation actuelle, ne peut instrumentaliser qui que ce soit. Les populations dont on dit qu’on les instrumentalise sont en fuite. Les cadres qu’on accuse d’instrumentaliser les populations sont eux-mêmes en exil ou vivent à Abidjan terrés dans la hantise d’être victimes d’exactions. C’est donc un mensonge grossier que de dire les cadres instrumentalisent tout cela. Voilà le sous-préfet qu’on ne peut pas dire qu’il est Wê ou qu’il est cadre de la région, qui confirme lui-même que plus de 80% des populations autochtones de Blolequin sont en exil au Liberia. Il y a une véritable colonie de peuplement qui se développe à l’Ouest actuellement. Ces personnes qui arrivent sont accompagnées dans leur opération d’annexion des terres par leurs frères qui ont combattu dans la région et qui sont aujourd’hui en armes. Ils s’empressent de le faire, dans un délai bref, pour nous mettre devant le fait accompli dans les prochaines années. On n’a pas l’air de s’en apercevoir, mais c’est un problème qui est extrêmement grave, qui fera que dans les années à venir, la Côte d’Ivoire sera assise sur un volcan. C’est une bombe à retardement, cette question de l’occupation des terres à l’ouest. On a eu beau attirer l’attention de la communauté nationale sur ce problème, les mauvais esprits ont toujours dévoyé cette question de fond en la ramenant sur le terrain politique, sur l’instrumentalisation des populations, sur la xénophobie. C’est une vraie tragédie qui se déroule sous nos yeux.
Ce problème a survécu différents régimes qui se sont succédés. Selon vous, qu’est-ce qu’il convient de faire pour résorber ce problème que vous qualifiez de tragédie ?
La question du foncier à l’ouest ne date pas de 2000, elle remonte jusqu’aux années 1970-1980 au moment où le président Félix Houphouët-Boigny était encore au pouvoir. Une période à laquelle on a assisté à une véritable politique d’installation de populations du V baoulé qui avait dû être déplacées du fait des barrages et ont été accompagnées par la structure qui était chargée à l’époque de gérer la forêt, avec des moyens financiers et logistiques pour pouvoir créer des plantations. Par la suite, il y a eu une relative accalmie. Lorsque le président Bédié est arrivé au pouvoir, le même problème a ressurgi avec une vive intensité. Aujourd’hui, cette question de la terre et du foncier à l’Ouest doit être abordée comme un danger national. Tout le monde s’accorde à reconnaitre que le peuple Wê paie si cher dans cette guerre. La raison est toute simple. Elle n’est pas politique. C’est parce qu’on veut exproprier les Wê de leurs terres; lesquelles représentent les dernières portions de forêt. Or, on dit que les deux mamelles de notre économie, c’est le café et surtout le cacao. Donc qui veut devenir riche cultive du cacao. Et c’est dans les forêts propices à la culture du cacao que cela se fait. Et la forêt se trouve à l’ouest de la Côte d’Ivoire, en pays Wê. Voilà pourquoi on massacre les Wê par centaines, par milliers. Un véritable génocide se déroule sous nos yeux et personne n’accorde d’oreille attentive à leurs cris de détresse. Pour moi, nous sommes dans une nation et le peuple Wê n’a pas l’intention de se recroqueviller sur lui-même ou se mettre dans une posture d’irrédentisme. Mais pendant combien de temps, nous allons demeurer le mouton de sacrifice national au nom de la réconciliation, de la paix et accepter de mourir en silence sans rien dire ? Je pense que cela ne peut pas continuer.
Il arrivera un moment où l’on assistera à une véritable explosion que personne ne pourra plus contrôler. Ceux qui se réjouissent aujourd’hui du massacre du peuple Wê, qu’ils prennent garde. Nous avons envie que la Côte d’Ivoire reste une et indivisible. C’est pourquoi le massacre qui se fait sous nos yeux doit être regardé et analysé par la nation entière comme étant une bombe à retardement qui pourrait exploser à la figure de toute la nation.
Pensez-vous qu’il y a une complicité au niveau national et international face au mutisme sur les massacres à l’ouest ?
Il y a une indifférence qui frise la complicité. C’est pourquoi je lance un appel aux tenants du pouvoir pour leur dire que nous sommes dans un pays, et le produit intérieur brut de ce pays est basé pour une grande part sur la culture du cacao. Ce n’est pas maintenant qu’on va l’abandonner.
Ce n’est pas pour autant qu’un peuple va disparaitre pour qu’un autre vienne cultiver le cacao. C’est l’Etat qui doit gérer ce qui se passe aujourd’hui chez nous à l’Ouest, c’est lui qui doit prendre des mesures d’assainissement. Il ne se passe pas de jour sans que l’on assiste à l’arrivée de trois, quatre, cinq voire dix cars transportant des personnes en provenance du Burkina Faso pour s’installer dans nos forêts classées sans s’adresser à personne. Pas plus tard que ce mardi, des chefs de village m’ont joint pour me révéler qu’on a frisé l’affrontement à Blolequin, dans deux ou trois villages parce que, non seulement les premiers Burkinabè qui sont arrivés ont occupé les forêts, et ceux derniers arrivants ont créé un campement qui est trois fois plus gros que le village qui les accueille. Conséquence, leurs femmes vont cultiver les terres qui sont autour du village qui normalement étaient réservées aux autochtones pour réaliser leur champ de riz et de manioc. Au moment où les autochtones s’en rendent compte, les Burkinabè ont déjà réalisé plus de dix hectares de riz. Il y a une complicité et un laxisme qui sautent aux yeux. Il faut que l’idée que le président Bédié avait eu de faire voter une loi sur le foncier rural en 1998 soit revisitée et que l’Assemblée nationale qui avait voté cette loi la renforce pour que tous ceux qui sont venus peupler illégalement nos régions soient dégagés pour la paix en Côte d’Ivoire. On ne peut pas chanter la paix et la réconciliation en étouffant toute une communauté, ses pleurs et ses gémissements.
Est-ce que vous craignez que la situation de peuplement et de maintien de vagues d’étrangers à l’occasion de la guerre postélectorale soient légalisés ?
Je veux espérer que mon pays, que l’Etat de Côte d’Ivoire, que le gouvernement n’iront pas jusque là. Je veux espérer que l’Assemblée nationale, qui a déjà voté une loi qui a été précédé de longues tournées dans toutes les régions de Côte d’Ivoire et qui a abouti à un consensus national sur la question de la terre, ne se dédise pas maintenant et qu’elle n’officialise pas un scandale et un vol organisé.
Le sous-préfet de Blolequin l’a dit, il y a de nombreuses populations Wê encore réfugiées au Liberia. Qu’est-ce qui les empêche de revenir au moment où les autorités notent que la paix est revenue et que la sécurité s’améliore ?
Je voudrais à nouveau m’appuyer sur des informations de première main données par le sous-préfet lui-même. Les populations de Toulepleu, Blolequin, Guiglo et Tai qui ont fui la guerre menée par les assaillants en 2010 tout comme en 2002, ne peuvent pas revenir d’elles-mêmes sans aucune garantie qu’elles seront véritablement en sécurité sur leurs propres terres. Un gouvernement existe en ce moment en Côte d’Ivoire, c’est donc le rôle de l’Etat, de par sa fonction régalienne, d’assurer la sécurité de toutes les populations. Or, le sous-préfet nous apprend que les gens hésitent à revenir parce que leur sécurité n’est pas garantie. Les informations que j’ai, c’est que parmi les premiers qui ont pris le risque de revenir, certains ont été indiqués comme étant des miliciens. Ils ont soit été jetés en prison soit exécutés. Cela, évidemment, n’encourage pas les autres à revenir. Il appartient donc à l’Etat de prendre des mesures de sécurisation pour que ceux qui ont dû fuir pour préserver leurs vies puissent revenir en toute quiétude. Si les maisons ont été incendiées comme dans la plupart de nos villages, que l’Etat prenne des dispositions. Si on pense que le «vivre ensemble» n’est pas seulement un slogan de campagne, mais une réalité pour que la Côte d’Ivoire ait un avenir, il faut que l’Etat prenne des dispositions pour que les populations Wê qui ont fui reviennent dans leur village. Qu’elles reviennent non pas pour dormir à la belle étoile, mais qu’elles bénéficient d’un minimum de commodités pour survivre. Plutôt que d’y songer, on assiste à des shows médiatiques sur la réconciliation sans impact réel sur les populations.
Photo - dr Texte - Saint-Claver Oula (Le Nouveau Courier)