À quoi sert un ami ? Souvent rapace, parfois même cannibale, rarement désintéressé, un ami, par définition, incarne la trahison future, la déception à venir, le vide promis. Petites créatures carburant à la trouille et à la facilité, nous rêvons d'alliances de meutes, de pactes ancestraux, de choses éternelles. Mais souvent, c'est la déchirure, l'intime tristesse qui s'imposent. L'égoïsme dicte sa loi. Normal. Parfois cependant, une personne vous donne plus qu'elle ne vous arrache. Une personne, plus intelligente, plus cultivée (ce n'est pas la même chose), plus expérimentée, différente de vous sans le moindre doute, vous ouvre quelques portes magiques, simplement pour que vous puissiez, vous aussi, accéder à certaines évidences quasi cosmiques. Sacha Guitry...
Sans Grégory Protche, qui devrait, en lisant ces mots, autant rougir que jubiler (true, ndlr), jamais je n'aurais pu tomber amoureux de Guitry. Oui, c'est exactement ça, tomber amoureux. À maintes reprises, au fil des années, Grégory me répétait avec le regard de celui qui sait, que “Guitry, c'était pour moi”. Parce que, comme tous les ânes, Guitry alors ne symbolisait que le boulevard rance, la phrase lourde (merci les Grosses Têtes), le passé passé. Mais un jour, après une énième main tendue de Grégory, je décide de donner sa chance au personnage.
Malgré une peur tenace : j'ai toujours eu beaucoup de mal avec les films anciens, parce que de savoir que tous les acteurs que j'allais croiser à l'écran étaient tous aujourd'hui des cadavres décomposés dans une caisse en bois, ça me glaçait le sang, véritablement. C'est idiot, c'est moi. Je visionne enfin un film, Désiré. Magnifique, drôle, virevoltant, encore !!! J'enchaîne avec Bonne Chance. Un petit miracle, une larme de joie à la fin, une envie boulimique commence à me déchirer les entrailles. Faisons Un Rêve, Le nouveau Testament, Le Roman d'un Tricheur, Mon Père Avait Raison, Quadrille, Remontons les Champs-Élysées, Ceux de Chez Nous, Toa, Ils Étaient 9 Célibataires, Les Perles de la Couronne, Donne Moi Tes Yeux, Le Comédien, Le Diable Boiteux, je regarde tout ce que je peux trouver. Tout me parle, tout me touche, c'est presque miraculeux. Ce géant, à la fois rond et carré, cette voix qui emmène, pour toujours, tout était pour moi. Tout. Enfant, j'avais confié ma destinée à Casimir, j'ai toujours aimé les monstres gentils. Guitry, c'est LA créature dans toute sa splendeur, le père de substitution, l'ami rêvé, le guide, un dinosaure qui aurait renvoyé la météorite dans les Cieux, le Maître...
Boulimique donc. Souvent. Je veux tout savoir, tout entendre surtout car c'est quand il raconte que Guitry me secoue le plus. Voilà peut-être pourquoi j'ai mis autant de temps avant d'accepter de plonger dans ses films où il ne jouait pas. J'avais besoin physiquement de lui. À la première secousse de dépression, hop, un film de et avec Sacha et tout allait mieux. Et puis, un soir, parce que la télé ne m'offre rien de valable, je glisse dans mon lecteur dvd La Poison. De Sacha Guitry réalisateur. Ça commence. Alléluia ! Sacha est là. Il présente, dans un générique qui semble ne jamais vouloir s'interrompre, tous les comédiens, l'équipe technique, le compositeur. Je jubile, c'est merveilleux. Il disparaît alors de la pellicule et Michel Simon entre en scène. Il se confie au curé du village. Il n'en peut plus de sa femme, une mégère atroce, au corps de rien, une barrique qui roule plus qu'elle ne marche. Simon aimerait qu'elle disparaisse. Le curé tente de le raisonner. En vain ? Oui. On assiste alors à plusieurs repas entre Simon et son laideron alcoolique. Où seule la musique de la radio souffle un peu de vie dans cette pièce purgatoire. Extraordinaire. Simon ne se plaint même plus, se contente de souffler, de traîner dans les rues, repoussant l'heure du retour au bercail. La Poison, elle, picole sévère, insulte façon mitraillette, Guitry ne fait rien pour qu'on la plaigne, il l'enfonce. Il a choisi. On croise également Louis de Funès dans le rôle d'un villageois, tout jeune, avec encore des cheveux... Simon se rend à Paris. Rencontre un drôle d'avocat, qui considère que, souvent, les assassins sont aussi des justiciers. L'avocat vient de fêter son 100ème acquittement. Simon lui annonce qu'il vient de tuer sa femme, alors qu'il n'en est rien. Il est monté à la capitale pour qu'on le conforte dans son projet, peut-être même pour glaner quelques astuces, pour mieux accomplir son forfait. L'avocat accepte le dossier. Simon rentre en enfer et poignarde l'ignoble harpie avant de se livrer à la police. On assiste alors au procès, où Simon, avachi dans le box des accusés, ridiculise les juges, la justice et la société en général. Il parle bien, il incarne la vérité, il est anarchiste, là, quand il rigole de la situation, quand il répond aux Maîtres qu'il a fait leur boulot en tuant la vieille. Simon en anar, Guitry aussi donc. Bien sûr. Ce film, sorti en 1951, est évidemment une vengeance. Une claque à la bêtise et la saloperie des hommes. Guitry, accusé à tort de collaboration, avait passé 60 jours en prison à la libération, où il avait été malmené, humilié, puni d'être un génie. Quand Simon mange son gigantesque morceau de pain dans une cellule moisie, aux murs léchés par l'humidité, on ne peut s'empêcher d'imaginer Guitry à Drancy, à Fresnes, quelques années plus tôt, seul, abandonné, trahi. La fin est à l'image du film: rapide, improbable et heureuse. On ne la racontera pas ici, tout de même... La Poison ne dure qu'une heure et 22 minutes, sans effets spéciaux ni rien. Il vaut pourtant tous les Avatar du monde.
Texte - Jérôme Reijasse