Cher indispensable Gri-Gri international,
Nous rentrons de la rencontre avec Jean Ziegler qui est venu ce samedi 31 mars à grenoble présenter son livre "Destruction massive. Géopolitique de la faim (Seuil, 2011).
J'en suis encore toute émue. Quel immense monsieur. En plus de tout son combat il est absolument adorable, d'une gentillesse infinie. Il y avait 200 personnes dans la salle, l'un de nous a failli ne pas rentrer. Les amis Ivoiriens qui étaient venus le remercier pour son engagement dans la crise post-électorale sont restés dehors, eux, car ils sont arrivés à l'heure d'Abidjan (je les avais pourtant prévenus...).
Une heure et demie de rencontre avec le public : Ziegler est loquace et drôle. Il donne des chiffres hallucinants, dénonce l'ordre cannibale du monde, gangréné par des multinationales agroalimentaires, dit qu'on pourrait tout changer en prenant le pouvoir et appelle à une insurrection des consciences. Comme me le dit une de mes amies "Mais comment fait-il pour se promener sans gilet pare-balles ? C'est pas possible, c'est un danger pour eux !!!" La salle l'applaudit longuement puis deux questions du public seulement.
"Monsieur Ziegler, vous avez eu dans la crise ivoirienne une position courageuse, dans le sens où toutes les organisations internationales, les grandes puissances avaient une position contraire à la vôtre. Celle-ci pourrait être qualifiée de pro-Gbagbo. Pour vous, ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire a-t-il à voir avec ce que vous nommez l'ordre cannibale du monde ?" La réponse a été ferme et claire. En substance.
"Ma position je la maintiens même si l'article que j'ai écrit dans le Monde m'a valu quelques attaques. Je connais Laurent Gbagbo, car il était en exil à Paris et venait à Genève. C'est un professeur, universitaire et militant de l'Internationale socialiste, comme le maire de Grenoble (lol). Au temps d'Houphouet, j'ai vu arriver les Mercedes, les propositions financières et d'entrée au gouvernement qu'on lui faisait pour rentrer au pays et acheter sa conscience. il a toujours refusé et gardé son intégrité. Il a été élu regulièrement en 2000 de façon démocratique. Sa première décision politique a été de lancer la couverture maladie universelle, c'était le premier pays africain à lancer une telle idée. Je l'ai vu en février 2002 à Genève pour rencontrer les institutions afin de voir comment mettre en place cette politique. Mais déjà il subissait la pression des lobbies pharmaceutiques français qui font du bénéfice au nom de leur monopole. Je suis allé le chercher à l'aéroport et il m'a confié "Tu verras, c'est maintenant que mes ennuis vont commencer". Ça n'a pas tardé. En septembre, rébellion. Le pays a été coupé en deux pendant dix ans, et en 2010 on lui a demande de faire des élections alors que les rebelles occupaient le Nord. Les urnes ont été bourrées au Nord pour le compte de Ouattara sous le contrôle des armes, et au Sud, il y a sans doute eu des irrégularités qu'on ne peut nier. Mais les conditions d'une élection juste et democratique n'étaient pas réunies dans tous les cas. Laurent Gbagbo a tenu bon. Ce qui a été le plus choquant, c'est que c'est Sarkozy et la France qui ont détruit la résidence présidentielle, qu'ils ont bombardé et tué des milliers de militants. Tout ça pour installer son ami Alassane Ouattara qui est l'ancien directeur afrique du fmi et a appliqué la politique de plans d'ajustements structurels, qui appauvrit tous les pays africains et participe ainsi de l'ordre cannibale du monde. Aujourd'hui Laurent Gbagbo est à La Haye, on ne trouve pas à formuler un chef d'accusation contre lui, mais il est maintenu prisonnier. Et je maintiens qu'il sortira et que s'il se représente à une election dans son pays il gagnera haut la main."
Après, il y a eu encore une question intéressante mais dont je ne te ferai pas un résumé complet ici ! Je te l'ai dit, Ziegler est loquace et je te renvoie à ses livres. Mais, en gros, il y a eu pour lui depuis cinq à six siècles, cinq types d'ordre cannibales dans le monde. L'Europe s'est toujours construit avec le sang des autres. D'abord le premier ordre cannibale, la découverte de l'Amérique avec le génocide amérindien pour occuper les terres et prendre l'or. Puis : la traite négrière pour faire tourner les champs de canne à sucre, coton, etc, et alimenter le développement de certaines villes européennes. Le troisieme : l'occupation des terres via la colonisation. Le quatrième, c'est la "la Coopération" (en gros la françafrique...). Le cinquième, c'est celui d'aujourd'hui, le plus dangereux, le plus fin, si fin qu'on ne sait plus par quel bout l'attraper. En gros : la généralisation des politiques libérales et de la logique de profit à l'ensemble de la planète. Pour lui, ce système est en train de se fissurer et il y a de l'espoir. Che Guevara disait : "Les murs les plus solides s'effondrent par des fissures." Or des fissures apparaissent partout, partout, nous a-t-il dit.
Il a conclu en citant Pablo Néruda : "Même s'ils arrachent mille fleurs, ils ne seront pas les maitres du printemps". Ouf. Après ça nous l'avons suivi sous le chapiteau où il dédicaçait ses ouvrages. Nous lui avons remis ton livre. Je me suis excusée qu'il ne soit pas dédicacé, mais je lui ai dit combien tu tenais à le lui offrir en remerciement de son engagement, il te salue et te remercie "du fond du coeur". Puis il a passé le livre au libraire qui l'accueillait sur son stand en lui disant "s'il vous plait, mettez le moi de côté, et prenez en bien soin car ça, c'est très précieux". Ensuite, il nous a signé un de ses livres, avec une dédicace qui va droit au coeur et que je partage avec toi et avec ceux qui combattent avec nous : "Pour saper Aude, avec mon admiration pour leur combat et notre esperance révolutionnaire partagée". Si ça met pas du baume au coeur ça ! On a attendu la fin de la signature car il avait accepté le principe de l'intw filmée avec les questions que tu nous avais envoyées. Mais il a eu un gros succès et a pris le temps avec chaque lecteur, avec une grande humanité, ça a duré... il rentrait en voiture avec son épouse à Genève pour partir à New York demain. Il nous a passé sa carte en disant "Appelez-moi, on fera ça plus tard" et puis aussi "Vous avez vraiment bien fait de poser votre question" et "Ce que vous faites est très très important, il faut continuer."
Bref, on n'a pas filmé mais c'est pas perdu et le plus important, je crois, 200 personnes sont reparties avec des questions et une lecture autre de ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire. Et nous on a rencontré un monsieur formidable. On est heureux et on va aller jusqu'au bout !!!
Voilà, tu sais tout cher Gri-Gri.
Fais de ce mail ce que tu veux.
Photo - dr Texte - Aude Saper sur un nuage
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