
Vous savez ce qu’est l’humus ? La décomposition végétale et humide qui sert de terreau aux nouvelles cultures. C’est pourquoi, tout naturellement, Fabienne Kanor en fait le titre de son livre. Humus décline, jusqu’à nos jours, à partir de l’histoire vraie de quatorze femmes réduites en esclavage qui décident de se jeter ensemble à la mer à la fin du XVIII ème siècle, l’histoire d’une révolte, d’un refus. Mortel pour certaines.
Au lieu de s’en tenir au carnet de bord, très clinique, du capitaine du bateau négrier Le Soleil, Louis Mosnier, qui se contente d’évaluer pertes et profits, Fabienne Kanor redonne la parole à douze d’entre elles. Réinvente leur vie avant leur capture, leur vie entre le bateau et le voyage en mer, leur vie sur le bateau, leur saut dans la mer… « Lamer » qui renferme l’Histoire à force d’engloutir le désespoir.
D’abord celles qui s’en tirent. La Muette, pour qui « les mots perdus le sont à jamais ». La Vielle Baoulé, qui survit dans une habitation et se souvient de sa fille Akissi, parce qu’ils ont « mis du sel dans sa mémoire »… L’Esclave, petite fille de Noupé, captive d’un roi à l’âge de 12 ans, essaiera vainement de convaincre la catéchèse sœur Marthe que prier Allah n’est pas un péché. L’Amazone, celle qui clame « la mort plutôt que l’esclavage ! », celle aussi par qui la révolte arrive, et à qui sa mère enseignait « qu’une amazone doit aller sans mamelle ».
La Blanche, vendue par sa mère, et ainsi appelée parce qu’elle couche avec le blanc, connaît la traîtrise. Sa mère lui a prédit un ventre gâté, et la jalouserait bien davantage si elle la savait « grosse » d’un blanc… Mais celui-ci, quand il l’apprend, crache… et la fille saute. Les Jumelles, l’une dans l’ombre de l’autre, se suivent, de la naissance au fleuve, du fleuve à la mer. La première-née sera la première sur la route et la première à partir…
Et il y a celles qui y resteront. L’Employée - « nourrir les prisonniers c’est à ça qu’elle servait » - est une pileuse professionnelle. Ce n’est pas son premier voyage. Ce sera le dernier. La Reine, en qui bout « cette fureur de reine », vide quand sa coépouse est pleine, n’hésitera pas à la tuer, habituée à tenir entre ses mains la vie d’autrui. Avant de tuer son fils albinos. Vendue pour ça, elle s’allie aux rebelles, et périt dans les flots. La Volante, esprit qui vogue de Nantes à Makandal, fait sensation sur les marchés. On la croit mandingue. Elle n’est que de partout et de nulle part... La Mère, son enfant tombé à l’eau - « malgré les chaînes, malgré ton absence, j’étais mère » -, les mamelons encroûtés, et rendue dingue d’entendre ces chiens qui gueulent. On lui a dit que l’eau de mer lave de tout, c’est pour ça qu’elle saute.
« Tout est parti de là », dit la première phrase d’Humus. Jusqu’à l’héritière. Enfin. Celle qui se réapproprie son histoire, celle que je suis, celle que nous sommes tous : la parole est à nous, l’écriture est à nous, la vie est à nous. D’un fait divers oublié peut jaillir une histoire vivace et multiple, une histoire qui ne raconte pas l’esclavage, une histoire qui n’est pas une complainte. Une histoire écrite par une femme qu’on n’entend pas assez à mon goût dans le concert des Lettres françaises. À l’imagination aussi fertile que son Humus.
Princess Erika
Humus est un roman écrit par Fabienne Kanor et publié chez Gallimard, dans la collection Continents noirs, en 2006
