Mes amis qui étaient au Bataclan ont tous survécu.
Mes amis qui n'y étaient pas ont tous une histoire lugubre à transmettre. Ils connaissent tous un mec qui connaissait un mec qui connaissait un mec qui connaissait un mec qui est tombé sous les balles. Peut-être une façon pour eux d'étouffer l'horreur, de comprendre quelque chose qui ne sera jamais compris. Peut-être aussi une maladie contemporaine, une déformation fessebouc-tweeter : dire, même et surtout quand on ne sait pas. Surfer sur la souffrance de l'autre pour exister encore un peu.
J'ai éteint mon téléphone, après m'être assuré que les miens respiraient encore.
J'ai d'abord voulu céder à la peur, à la rage, à la haine. J'aurais pu y être, moi aussi, à côté du bar, devant le stand de t-shirts, au coeur de la fosse ou à côté de la console technique. Ce n'aurait pas été la première fois. J'aurais pu y être, en terrasse, à raconter n'importe quoi à n'importe qui. J'ai pensé à mes os qui explosent sous les balles traîtresses, à ma famille ensanglantée, qui ne parlerait plus jamais. J'ai haï ces crétins fanatiques, je les ai traités de tous les noms, même les pires, mêmes ceux qui conduisent au tribunal. J'ai réveillé mes démons sécuritaires, j'ai hurlé sans bruit, j'ai pleuré sans larmes, je me suis transformé en bête prête au massacre. Vengeance, venger les miens, punir... J'ai été voyeur, passant une bonne partie de la nuit à regarder les chaînes d'information, regrettant presque le manque d'images atroces. Le 11 septembre a imposé de nouvelles exigences chez le téléspectateur occidental. J'ai finalement rallumé mon téléphone, envoyé à mes proches des textos idiots. C'était un monde de merde. C'était la fin. C'était Paris en 2015, un soir d'automne, les trottoirs, ruisseaux rouges, poissons à la chair éclatée.
Ma France, ne cède pas, ne cède pas.
Retiens tes avions, redresse toi !
Elles existent, ces petites salopes qui confondent foi et perdition. Elles sont là, pas loin, ces hyènes hystériques, qui ont tenté d'assassiner Caroline, Julien, Arnaud, Hélène, mes amis. Je les ai peut-être croisées dans le bus, le métro. Je veux qu'elles meurent, qu'elles pleurent, qu'elles implosent. Pas de pitié. Le compteur est désormais bloqué à 129 cadavres, 352 blessés. Pas eu besoin de vérifier, les chiffres sont répétés, affichés, tatoués dans nos coeurs. Mais il ne faut pas s'y fier. Ils ne disent rien. Ils ne racontent pas les centaines de milliers de morts en Irak, en Syrie, en Afghanistan, en Palestine, au Liban, en Lybie, au Pakistan. Ils ne disent pas que l'horreur est universelle, que le carnage n'appartient pas qu'aux refoulés, qu'aux aveuglés, qu'aux convaincus. Ils n'avouent pas que ces citoyens tombés un soir d'insouciance parisienne sont d'abord des victimes du libéralisme. Je vois encore Colin Powell secouer sa fiole de destruction massive à l'Onu, j'entends encore Bush et ses envies de croisade, je n'ignore pas qu'à la décapitation dans le désert, qu'à la barbarie moyen-âgeuse, l'Occident a toujours préféré les parades aériennes de métal, les opérations secrètes, les drones apatrides, le sacrifice rémunérateur.
Je sais que tous ces morts viennent de là. C'est une guerre de civilisations, oui. Même si Hollande et Valls ont affiché hier leur désaccord. D'un côté, des puissances économiques cyniques servies par des Etats qui n'en sont plus, de l'autre, des populations à bout de souffle. Au milieu ? Nous, les collaborateurs impuissants, la future chair à canon, les cibles faciles, les idiots utiles. Je ne veux pas que mon pays devienne une extension de l'état islamique comme je refuse que mon pays soit le valet des États-Unis et des compagnies sans scrupule. Je n'ignore cependant pas quel danger nous menace le plus, quelle invasion a réussi. Dans mes rues, des Starbuck, des MacDonald, des I-Phone. Pas de minarets arrogants ni de lapidations en place publique. Dans ma télé, des libéraux décomplexés, pas d'imams sanguinaires. Et ceux qui prêchent la haine dans nos quartiers, comment peuvent-ils encore se le permettre ? Ma France, si tu n'es pas capable de surveiller et d'annihiler les terroristes potentiels, ceux qui vomissent ce que nous sommes, si tu ne veux pas frapper fort là où les ténèbres grandissent, tu ne mérites que mon mépris. Ma France, quand tu laisses dix millions des tiens dans la précarité, tu ne me donnes pas envie de croire encore en toi.
Tu bombardes les méchants en Syrie à l'heure qu'il est. Combien de millions d'euros pour ces bombes, ces avions, ces missions ? Il n'y a jamais de moyens pour la santé, l'école (car ces terroristes, pour la plupart, ont étudié sur tes bancs), l'emploi. On nous demande de nous serrer la ceinture, de nous agenouiller devant toujours plus d'austérité. On s'exécute. On t'aime, on te fait confiance. Mais dès qu'il s'agit d'attaquer, d'honorer la guerre, l'argent n'est plus un problème.
Tu vois où je veux en venir ?
Devrais-je me sentir mieux si on me dit que les sacrifiés du Bataclan ont été vengés à coups de Rafale ? Faudra-t-il un jour que je dénonce mon voisin musulman, que j'applaudisse à la vue de cadavres arabes qu'une foule libérée aurait lynchés ?
Ne compte pas sur moi.
Mon arrière grand-père, blessé à Verdun, m'a briefé, il y a bien longtemps.
À la télé, un anonyme a écrit sur un mur: “Vos guerres, nos morts”. Pas mieux.
Je vois ce père qui a perdu sa fille. Lui ne crie pas “mort aux bougnoules”, il pleure, il sait que la prière est plus forte que les balles. Plus digne en tout cas. J'éteins. Douleur. Frustration.
Conviction.
La France mérite mieux que le discours de Hollande hier à Versailles. La France a survécu, elle continuera. Si nous, les normaux, les invisibles, les quotidiens, les lucides, refusont le piège de la colère. De la division stérile. Ce communautarisme détestable villipendé à longueur de best-sellers par nos penseurs médiatiques ne vient pas de nulle part. Ce n'est pas Allah qui l'a décidé. Non. On a laissé faire, on a voulu transformer la France en Amérique. Quelle drôle d'idée ! Il ne faudrait pas tomber dans l'islamophobie ? Ils n'ont que ça à la bouche, nos dirigeants et pointent pourtant du doigt ceux qu'ils veulent soi-disant protéger... Ces mêmes dirigeants qui nous ont appris à avoir honte de ce que nous sommes. Le Français arabe croyant, de toute façon, est baisé : on lui demande de ne pas afficher sa particularité et on exige de lui de se prononcer en tant que musulman... Paradoxe débile, indécence coupable, pyromanie écoeurante, calcul dangereux. Dois-je désormais me méfier de mes amis aux prénoms pas saucisson ? Karim, Mouss, Fafa, Mohamed. Dois-je valider notre nouvel effort de guerre ? Dois-je me convaincre que Daesh est mon ennemi numéro 1 ? Et le Qatar et l'Arabie saoudite qui ont racheté Paris, on en parle quand ?
Vous avez voulu effacer les frontières, vous nous avez imposé l'Europe, vous ne rêvez que de briser les nations, les acquis sociaux, écraser le code du travail, vous avez, avec SOS Racismes, réveillé les différences. Et il faudrait encore mordre, tuer, punir, dominer, envahir ? Pour nos valeurs ?
Votre haine n'est pas la mienne, votre ambition non plus.
La France existe et elle n'est pas en une des journaux. Elle attend son heure. Elle ne se laissera pas faire. Mon fils n'ira pas crever sur un front qui n'en est pas un. Je lui apprendrai à tendre la main, les yeux dans les yeux, à défendre les siens. Même s'ils ne lui ressemblent pas.
Que les sacrifiés de vendredi reposent en paix.
Vive la France !
TEXTE - JEROME REIJASSE
PS : ci-dessous la playlist des vidéos consacrées à Jérôme Reijasse