Mardi 2 février 2010
(…) Alors parlons de Régis Debray que j'admire beaucoup, je tiens à le préciser. (…) Les mauvaises langues – dont la fille de Che Guevara qui n’est certainement
qu’une folle minée par le chagrin - disent que c’était un traître vendu aux Américains. Viles calomnies, évidemment, simplement fondées sur le fait que Che Guevara, qui se trouvait secrètement en
Bolivie en 1967 et dont une taupe de la CIA révéla la présence, écrivit des choses dans son journal. (…) Le 28 mars : « Le Français a défendu avec trop de véhémence le fait qu'il serait utile dehors. » Je ne vois là que des soupçons infondés. Debray, jeune intellectuel gaulliste déguisé en guérillero, fils d’une sénatrice gaulliste
et de… je ne sais plus qui, un autre gaulliste, je crois, était à l’époque en Bolivie avec Che Guevara. Mais il était pressé de s’en aller. Le Che se méfiait de cette envie précipitée de prendre
l’air. Hasard heureux ou malheureux (on ne sait trop), Debray a été arrêté par les Boliviens qui travaillaient avec la CIA. Une fois aux mains de ces gens, je ne doute pas qu’un intellectuel de
la trempe de Debray a été discret. Mais le Che, lui, avait des doutes. Après l’arrestation de Debray et de son compagnon Bustos, un autre intellectuel émérite, aussi fiable que
Debray, les Boliviens et la CIA furent informés que le Che était en Bolivie. Après cette arrestation, voici ce que le Che note, à la date du 30 juin 1967 : « ... Sur le plan
politique, le plus important est la déclaration officielle d'Ovando selon laquelle je suis ici. De plus, il a dit que l'armée fait face à des guérilleros parfaitement entraînés
qui, même, comptaient des commandants vietcongs qui avaient mis en déroute les meilleurs régiments nord-américains. Il se base sur les déclarations de Debray qui, semble-t-il, a parlé
plus que nécessaire bien que nous ne puissions savoir quelle implication cela a, ni quelles ont été les circonstances dans lesquelles il a dit ce qu'il a dit... » Debray avait
été arrêté et interrogé par les Boliviens et la CIA, notamment les 8 et 14 mai 1967. Je ne doute pas qu’il ait été héroïque, même s’il avait reçu quelques claques. Pauvre
Régis ! Toujours dans son journal, Che Guevara note encore, à la date du 10 juillet : « Par ailleurs, les déclarations de Debray… ne sont pas bonnes ;
surtout parce qu'ils (Debray et Bustos) ont fait des confessions à propos du but continental de la guérilla, chose qu'ils ne devaient pas faire. » Des « confessions
» ? Et puis quoi encore ? Là, je doute de l’honnêteté du Che. (A suivre)
Mais puisque vous voulez tout savoir sur le futur ministre de la culture de Napoléon IV, je suis obligé d’ajouter que, vingt ans après les faits, un général bolivien, Arnaldo Saucedo Parada, chef des services secrets de la 8ème division, celle là même qui opérait contre la guérilla du Che, donna sa version. (…) « Les déserteurs ont clairement informé du fait que la guérilla se préparait sur les rives du Ñancahuazu avec des éléments cubains, péruviens, argentins et boliviens et que le chef était Che Guevara, sous la protection de Fidel Castro depuis Cuba ; ensuite, cette information a été complétée par un autre guérillero arrêté le 18 mars, Salustio Choque et confirmée par Régis Debray et Ciro Roberto Bustos, le 8 mai 1967, au cours de l'interrogatoire… » (…)
« Avec la chute de Debray et Bustos à Muyupampa, le 20 avril, nous avons eu un panorama large et clair des guérillas, ordre de bataille, organisation et autres questions inconnues jusqu'alors, confirmation de la présence de Che Guevarra et du groupe de cubains, tant grâce aux déclarations de Debray et Bustos que par le bulletin de mémoires écrit par ce dernier (…) La Section 2 de la 8èmedivision a également obtenu de Régis Debray une lettre écrite de sa main le 14 mai et dans laquelle il confirme la présence de Che Guevara en Bolivie et signale que c'est Fidel Castro lui même qui l'a envoyé le rencontrer. Cette lettre - l'original - a été envoyée au Commandant en chef. » (…)
Une autre chose qui a eu une grande influence a été la séparation d'avec le groupe de Vilo, de l'arrière-garde. Cela a été une séparation involontaire, mais qui a été due précisément à l'insistance avec laquelle Debray a demandé à partir. Face à cette situation - jour et nuit, il parlait avec le Che -, il soulignait qu'il serait plus utile à la ville, nouant les contacts, que physiquement, il n'était pas guérillero, qu'il voulait partir, qu'il pouvait être très utile dehors… (…) C'est quelque chose que personne n'a dit et je dirais à Debray qu'il soit plus honnête, qu'il dise que la guérilla a eu plus de problèmes par sa faute, qu'il dise au moins une fois qu'il a été responsable de la séparation de la guérilla… (…) Voilà donc pour 1967. Refermons le dossier.
Je me demande si ce Che n’était pas au fond un peu jaloux de notre grand intellectuel et de notre merveilleux écrivain national, pour douter ainsi de son ami. (…) Guevara n'était qu'un perdant. La preuve ? Il est mort, pris et exécuté sommairement le 9 octobre 1967, alors que le courageux Debray, lui, a survécu et il même est devenu célèbre en racontant, pendant 43 ans durant, ses glorieuses aventures dans la jungle bolivienne. Comme je l'envie ! Donc tout cela ne prouve rien. Seulement que le Che était paranoïaque et, au pire, que Régis Debray aime la conversation et parle à tout le monde. Même à la CIA. Quoi de mal à cela ? C’est sans doute à cause de cette affabilité naturelle que Nicolas Demorand l’a invité le 22 janvier 2010 au micro de France Inter. (A suivre)
Dès 2002, à Valérie Terranova, très
proche de Jacques Chirac, officiellement conseillère à la Présidence de la République pour la
francophonie - officieusement, elle s'occupait aussi du Japon et des bonnes oeuvres d'Omar Bongo -
(…), j'avais tenté d'expliquer les origines haïtiennes des Dumas et la nécessité d'assumer avec
dignité notre passé esclavagiste pour mieux combattre le racisme. (…) Ce qui fut retenu à l’Élysée était l’imminence des célébrations du bicentenaire, le fait que les anti-napoléoniens
s’organisaient à Port-au-Prince, la dangerosité de certains nègres français (…) et l’urgence de parer le coup en montant rapidement une expédition punitive. Il fallait un général. On
choisit Régis Debray et on lui assigna une double mission. D’abord constituer un rempart
d’intellectuels contre la montée des revendications « mémorielles » en France. La seconde mission était de saboter le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti et de prêter main forte à un
probable coup d’Etat décidé par Washington contre Aristide, premier président démocratiquement élu de
l’histoire d’Haïti et qui avait l'audace d’évoquer le passé peu glorieux de la France : 150 ans d’esclavage, 1 million d’Africains déportés, 5 millions de morts en Afrique du fait de cette
déportation d’une part, un racket de 21 milliards de dollars imposé manu militari par Paris en 1825 d’autre
part. Debray, devenu grenouille de bénitier, était l’ami intime de la soeur de Dominique de Villepin, Véronique Albanel, épouse d’un général de l’armée de l’air dont Villepin
envisageait de faire le chef d’état-major des armées. La générale animait une mystérieuse association en télépathie avec le Vatican, dénommée Fraternité-Universelle, disposant en apparence de gros moyens, et qui était présente, sous prétexte d’intervention humanitaire, sur tous les points chauds du tiers monde et en particulier en Haïti.
Cette Mata Hari de confessionnal recrutait à Sciences Po, via l’aumônerie.
Debray, ravi de pouvoir se prosterner aux pieds des puissants du moment : Chirac, Villepin, allait redevenir, comme sous
Mitterrand, le conseiller du prince. (…) Le « médiologue » battit d’abord le rappel des écrivains
haïtiens et antillais. Tout le monde n’est pas insensible à un contrat d’auteur, à une visibilité dans les médias, dans les colloques, à un poste dans l’université, à une enveloppe pour une
association, à une décoration, à un visa pour un parent, un ami, une maîtresse, à une naturalisation. Ensuite, il fallait trouver des historiens qui puissent minimiser l’esclavage
transatlantique. Les choix se portèrent sur Olivier Pétré-Grenouilleau, obscur maître de conférences à
l’Université de Lorient, qui venait de soutenir une thèse plus que contestable expliquant en gros que les pires esclavagistes étaient les Africains et les Arabes et que la traite atlantique était
une oeuvre de charité au fond assez ruineuse pour les négriers français et les colons antillais. (A suivre)
Pap Ndiaye
On choisit, pour appuyer Pétré-Grenouilleau, un docile maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études, Pap Ndiaye, proche, par sa
femme, d'Yves Kamani, très officiellement chargé au CRIF d'un bureau des « Noirs ». Pap Ndiaye avait l'avantage d'avoir des contacts avec les
néo-réactionnaires américains. Il animait une obscure association, le Capdiv. On le chargea de monter au créneau le moment venu pour défendre l’indéfendable et, s’il le pouvait,
créer discrètement une organisation de « Noirs » à laquelle on donnerait les moyens d’occuper le terrain et d’être légitimée comme représentative. Le meilleur ami de Jacques
Chirac, François Pinault, qui avait fondé sa fortune sur l’exploitation des forêts africaines serait sollicité. Outre les éditions Tallandier,
spécialisées dans la glorification de Napoléon, il était propriétaire de trois magazines : Le Point
(acheté en 1997 pour échapper à l'ISF), Historia et l’Histoire. Les deux derniers faisaient dans la vulgarisation
historique. Il fut décidé de consacrer un numéro spécial à l’esclavage, qui ferait la promotion de Pétré-Grenouilleau et en même temps celle de Pap Ndiaye. Pour que l'opération négrophobique
Villepin-Debray soit vraiment réussie, on désigna un "méchant" : l'humoriste Dieudonné (…). Tous ceux qui diraient le contraire de Pétré-Grenouilleau
seraient des antisémites forcenés inspirés par Dieudonné. (…)
Côté Haïti, Villepin donna des fonctions officielles à Debray et des moyens financiers en le nommant président d’une commission
chargée de "réfléchir" sur les relations franco-haïtiennes. La mission véritable était de préparer un coup d’Etat. La partie diplomatique de cette opération fut confiée à trois hommes :
Philippe Selz, ancien ambassadeur au Gabon, placé auprès de Régis Debray pour déstabiliser Haïti en Afrique, Thierry Burkard, beau-frère d'un entraîneur de
chevaux de course à Chantilly, nommé ambassadeur à Port-au-Prince pour orchestrer la chienlit locale, Eric Bosc, secrétaire à l’ambassade de France, chargé de désinformer la
presse française depuis Port-au-prince et d’accorder des visas aux « bons » Haïtiens, c'est-à-dire ceux qui accepteraient de venir à Paris cracher sur le président démocratiquement élu. Bosc
(depuis expulsé du Togo pour ingérence) était tellement paranoïaque et négrophobe que cela l'avait rendu presque fou. Il voyait des roquettes braquées sur l'ambassade de France depuis le bureau
d'Aristide qui célébrait des messes noires avec sacrifices d'enfants coupés en morceaux. Voilà les "tuyaux" qu'il livrait au correspondant du Monde, établi à Santo-Domingo et proche des Duvaliéristes : Jean Michel Caroit. Des réunions
se tenaient à Paris chez Véronique Rossillon, une héritière de la famille Seydoux-Schlumberger qui s’était offert un lycée à Jacmel, le lycée Alcibiade-Pomayrac qu’elle finançait entièrement de ses deniers, ce qui lui donnait une position pour s’intéresser aux affaires du pays et interférer dans la
diplomatie française. (À suivre)
Jean-Claude Duvalier, clandestinement hébergé par la France depuis 1986, fut mis dans la boucle. N’était-ce
pas Debray qui avait géré son arrivée en France en 1986 au moment de la transition entre
Fabius et Chirac ? Duvalier n’était pas venu les mains vides. Dans l’avion des services secrets américains qui l’avait déposé à Grenoble, il y avait 900 millions de dollars
d’économies, ce qui explique sans doute que son séjour temporaire en France, prévu pour six mois, se soit prolongé pendant 24 ans sous haute protection policière. (…) Chez
madame Rossillon (voir précédent extrait), j’eus droit au dessert à un portrait apocalyptique tant du
président Aristide que de ses partisans, dont elle alla jusqu’à mimer l’accent « haïtien »
avec un mépris ostensiblement raciste qui me terrifia. (…) Je reçus quelques jours plus tard un appel de M. Selz (ancien ambassadeur au Gabon, placé auprès de Régis Debray pour déstabiliser Haïti en Afrique),
m’annonçant que Debray voulait me voir, à la demande de Mme Rossillon. Pour composer sa commission, l'ex-guérillero bavard avait réuni un noyau dur d’universitaires chargés d’accréditer les
thèses de Pétré-Grenouilleau et de discréditer tous ceux qui les critiqueraient :
Myriam Cottias et Jean-Marc
Masseaut, négrologues labellisés par le gouvernement, Marcel Dorigny, l’aile « chiraquienne » du Parti communiste, chargé de contrôler les
travaux universitaires entrepris sur l’esclavage dans le cadre d’une association rassemblant quelques thésards naïfs, Yvon
Chotard, un socialiste qui devait bientôt se défroquer pour passer à l’UMP et animait alors l’association
les Anneaux de la mémoire, antenne associative du quai d’Orsay. Pour faire bonne mesure et colorer un peu
cette commission de visages pâles, Jacky Dahomay, prof de philo guadeloupéen incapable d'être reçu à
l'agrégation, mais qui bénéficiait d'un tout autre sésame puisqu'il était le protégé de Blandine Kriegel, une maoïste devenue, en s’embourgeoisant, conseillère de Chirac et présidente du Haut conseil à l’intégration
(et, enfin, compagne à la ville du considérable Alexandre Adler, passé, lui aussi, des cellules du PC à celles, dormantes, d'Al
Quaïda, ndlr).
Régis Debray (…) embarqua dans cette nouvelle aventure le père dominicain Gilles
Danroc. Serge Robert, PDG de la
Banque des Antilles françaises, représentait les intérêts
financiers des Békés de la Martinique dont madame de Villepin faisait secrètement partie. Le
sociologue Gérard Barthélémy devait mettre à la disposition de Debray son carnet d’adresses en Haïti.
Quant à François Blancpain, spécialiste du racket imposé aux Haïtiens par la France en 1825, il devait
élaborer un argumentaire permettant de ne pas rembourser ce qui avait été extorqué. (…) On leur demanda simplement de saboter le bicentenaire en le discréditant à travers leurs réseaux. Il
suffisait de dire qu'Aristide était un satrape pervers et corrompu : une thèse concoctée dans les officines de la CIA et qui serait reprise à pleins poumons par toute la presse française. Le
rôle clé de cette commission était détenu par quelqu’un qui n’apparaissait pas dans l’organigramme, la générale Albanel, alias Véronique de Villepin qui était envoyée par son frère comme une
nouvelle Pauline Bonaparte accompagnant ce général
Leclerc chargé de rétablir l'esclavage qu’était devenu Régis Debray. Un esclavage qu'on appellerait désormais « tutelle ». (À
suivre)
7 avril 2003. Le monde entier célébrait le bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture, enlevé et
assassiné par Napoléon. En France, une seule manifestation, organisée par le
Fort de Joux. Pour représenter le gouvernement Raffarin, Hamlaoui Makachera, le
ministre des Anciens combattants ! La loi Taubira avait été votée depuis deux ans déjà, mais le
gouvernement refusait obstinément de prendre le décret d’application qui permettrait à cette loi d'être autre chose que lettre morte. (…) L’exhumation de l’histoire de l’esclavage est un des
volets de la lutte contre le racisme et la lutte contre le racisme est, en soi, une prise de position éminemment politique, un regard révolutionnaire et ravageur soudain porté sur le monde. (…)
J’avais décidé de me rendre au fort de Joux pour saluer la mémoire du martyr de la liberté et j’avais réservé un billet. Dans le train, je me trouvais curieusement assis à côté de la diplomate,
blonde évidemment, chargée d’Haïti au quai d’Orsay. (…) Elle s’appelait Dominique Waag-Makaïa. Naturellement, elle m’invita à passer à son bureau. Ce qui est plus curieux, c’est qu’elle était toujours
à côté de moi dans le train du retour. Je le lui fis remarquer et elle ne me répondit que par un petit sourire entendu. Un conseiller à la présidence
de la République d'Haïti, le regretté Pierre Claude,
avait lié conversation avec moi au fort de Joux. Il m'exprima, au nom des Haïtiens, sa gratitude pour mon combat en faveur du général
Dumas. Devant rentrer au pays, il m’engagea à lui confier un exemplaire de mon dernier livre, L’Expédition, qu’il transmettrait au président Aristide. Je ne connaissais ce dernier que par toutes les calomnies dont on m’avait jusqu’alors abreuvé. La chose qui me semblait
louche, c'était que les journalistes français se déchaînaient contre Aristide, mais ne parlaient jamais de Duvalier, que la France hébergeait pourtant depuis 17 ans. Il faut dire qu’Aristide, en ce 7 avril 2003, avait eu l’audace de faire savoir aux Français qu’il avait fait le calcul de ce
qu’avait coûté en définitive, emprunts compris, le racket imposé par la France en 1825. Il en arrivait au chiffre de 21 milliards de
dollars. La perspective d’un procès engagé par le petit État pour faire valoir ses droits avait mis en effervescence le gouvernement français, et
surtout Villepin, ministre bonapartiste des Affaires étrangères, qui se voyait président de la République française en 2007. (À suivre)
(…) Aristide m’invitait à venir le voir pour bavarder de l’histoire d’Haïti. J’en provoquai l’occasion en proposant un livre d’entretiens à Jean-Paul Bertrand,
mon éditeur depuis huit ans, qui m’envoya bientôt sur place. (…) Mon impression, corroborée par une minutieuse enquête sur le terrain, fut très différente de ce que j’avais entendu à Paris. Je
découvris un homme sympathique, doux et cultivé qui n’avait nullement renoncé aux objectifs sociaux qui, par deux fois, l’avaient fait élire à une très large majorité. Seulement, comme il était
inflexible quant à l’indépendance de son pays, les Américains avaient mis ce pays sous embargo et avaient engagé contre son président légitimement élu une campagne de dénigrement (…) Une
« opposition » avait été montée de toutes pièces par un Syro-américain vivant en Haïti (et n’ayant pas la nationalité haïtienne), André Apaid, milliardaire blanc de
peau agissant notoirement pour la CIA, mais présenté par la presse française comme un Haïtien noir représentatif des travailleurs. L’enjeu ? Le sous-sol d'Haïti, jusque-là inexploité :
pétrole, uranium, or, cuivre, iridium. Aristide était au fait des richesses potentielles de son pays. Les Américains aussi. Ils savaient qu'il savait. (…) Le problème n'était plus de savoir si ce
qu'on disait de lui était vrai ou pas, mais de savoir s'ils réussiraient à l'éliminer avant la célébration du bicentenaire d'Haïti. À mon retour j’avais pris rendez-vous avec Mme
Waag-Makaïa, la secrétaire des Affaires étrangères rencontrée « par hasard » dans le train du fort de Joux pour lui donner mon sentiment sur Aristide : visiblement, tout ce
qu’on disait relevait d’un coup monté des plus grossiers. L’intérêt de la France était de tendre la main aux Haïtiens et de se joindre à leurs louables efforts pour célébrer le bicentenaire de la
république nègre. (…) Je me retrouvai bientôt dans un bureau, entouré de quatre diplomates, dont plusieurs, franchement agressifs, me harcelèrent de questions imbéciles dans lesquelles se
trouvaient déjà toutes les réponses. On alla jusqu'à me reprocher d'avoir parlé à Aristide, car, disaient-il, il « ensorcelait » tous ceux qui l'approchaient ! En France, on
appelle ça le charisme, mais quand il s'agit des nègres, le raciste perd toute rationalité et reproche aux autres la pensée primitive qui n'est en réalité que sa pensée propre. La haine qui
étincelait dans leurs regards me surprit beaucoup. J’étais français et je venais simplement donner mon opinion d'intellectuel sur un dossier qu’il leur appartenait de gérer. Cependant, les petits
énarques qui m’entouraient ne faisaient aucun effort pour dissimuler un racisme que je n’aurais pas soupçonné dans une administration française de ce niveau. Pour ces gens, j’étais un étranger
dans mon propre pays. (A suivre)
Novembre 2003. (…) Je m’étais rendu au salon du livre de Brive pour y signer L’Expédition, mon second roman, qui racontait, du point de vue de Pauline
Bonaparte, ce qui s’était passé en Haïti en 1802-1803. Comme il est épuisé, je n’ai aucune fausse honte à dire que c’était, selon moi, un bon livre
et, dans la naïveté de mes débuts, je m’attendais à avoir un peu de presse. Il n’en fut rien, mis à part une émission sur RTL. (…) On jugea le sujet fort scabreux puisqu’il mettait en cause Napoléon. Le politicien en vogue, Villepin, ministre des Affaires étrangères fort content de lui, et se piquant d’écrire, était un fanatique de ce tyran. (…) C’est pendant que je signais mes livres, attendant un peu
tristement le chaland, que je reçus l’appel de l'ambassadeur Selz, ancien ambassadeur au Gabon et Monsieur Afrique de la commission
Debray, m’annonçant que le guérilléro bavard voulait me voir de la part de la vieille dame de la rue Las Cases. Peu après, un brouhaha se fit
entendre. C’était l’arrivée de l’écrivain-ministre Villepin qui venait d’« écrire » quelque chose. D’après un de ses éditeurs, qui n’est certainement qu’une mauvaise langue, il aurait « fallu
beaucoup l’aider » comme on dit dans le jargon du métier. La flagornerie était telle que, pour honorer cet incomparable homme de lettres, on lui avait décerné dès son arrivée le grand prix du
salon de Brive. Pour être sûr d’avoir du monde à son stand, qui par une ironie du sort, était presque en face du mien, il s’était fait accompagner par Bernadette Chirac. Une meute de journalistes était aux trousses du Dauphin. Les rombières locales, l’opus ministériel à la main,
trépignaient d’impatience et d’émotion, prêtes à se battre pour un regard de ce nouveau Talleyrand. De
mon côté, c’était beaucoup plus calme. Une admiratrice s’approcha. Une jeune femme blonde, la quarantaine. Prenant en mains un exemplaire de mon livre, elle engagea la conversation. Mon ouvrage
avait vraiment l’air très intéressant. Elle aimait beaucoup les Antilles en général et Haïti en particulier. Elle avait assisté à la représentation de Monsieur Toussaint, la pièce d’Edouard Glissant, mise en scène par Greg Germain à Pontarlier, près du fort de Joux. Elle finit par
me dire qu’elle était amie de Glissant et même qu’elle irait avec son mari passer Noël chez lui, à la Martinique. La conversation s’engagea sur Haïti. (…) Une petite demi-heure s’étant écoulée,
mon admiratrice me dit qu’elle devait partir, mais qu’elle aimerait que je lui dédicace mon livre. Lorsque j’eus le stylo en main, elle me dit que c’était pour son mari (…) avec un petit sourire
et en baissant un peu la voix : « Dominique de Villepin ». C’était Marie-Laure Leguay,
épouse de Villepin, béké de la Martinique, qui était ainsi venue au contact. On se doute que ce n’était pas un hasard, puisque je venais de recevoir l’appel de l’ambassadeur Selz m’invitant à
rencontrer Régis Debray. Je fis ma dédicace à Dominique de Villepin « en espérant que cette lecture vous incite à célébrer dignement le bicentenaire
d’Haïti. » La dame me demanda mes coordonnées que je lui laissai. Comment pouvais-je me douter que son mari allait préparer un coup d’Etat contre Haïti
pendant les vacances de Noël dans la villa martiniquaise d’Edouard Glissant et qu’elle en était certainement informée ?
(A suivre)
Le nouvel ambassadeur de France, Thierry Burkard, avait été nommé pendant l'été 2003, avec pour mission
de favoriser un coup d'Etat contre le président Aristide. Son prédécesseur, avant de quitter ses fonctions, avait d'ailleurs annoncé une « tempête ». Ne me doutant de
rien, j’avais adressé à Burkard L’Expédition (ouvrage de Claude Ribbe), dans l’espoir qu’il comprenne un peu mieux la situation. Il me proposa de prendre un café à Paris
la veille de son départ, ce que j’acceptai. Il était visiblement prévenu contre Haïti, mais fit quelques efforts pour n'en rien laisser paraître, ce qui lui imposait une sorte de rictus. Comme
nous avions des parcours universitaires similaires, il ne pouvait me parler avec le ton qu’il aurait sûrement utilisé avec un autre (nègre). Mais il n’en pensait pas moins. D’où les contorsions
de son visage. Il me demanda s’il était vrai que le président Aristide organisait des « messes noires » dans son palais. On peut juger par là à quel point cet ambassadeur était diplomate. Je
lui fis répéter la question et lui répondis que si c’était au vaudou qu’il faisait allusion, c’était à ma connaissance une religion, au même titre que n’importe quelle autre. Quant à des
« messes noires» en Haïti, je n’avais jamais entendu parler de cela et je m’étonnais même qu’il me pose à moi cette question. Visiblement, du fait de sa mission, que je ne pouvais alors
deviner, il avait très peur d’être « fétiché » par Aristide. Il était par ailleurs très agacé qu’on lui ait mis un Debray dans les jambes. Lorsque je pris congé, après
lui avoir conseillé de prendre un exorciste (ce qu'il devait faire dès son arrivée à Port-au-Prince), l'ambassadeur insista pour payer nos deux cafés avec un billet de 500 euros tout droit sorti
de l'imprimerie de la banque de France, ce qui m'intrigua, d'autant que l'homme avait plutôt l'air d'un fesse-mathieu. Debray me reçut chez lui, rue de l’Odéon, au milieu du mois de novembre. Un
vieil appartement bourgeois, crasseux, à l’image de son occupant. Il s’efforça d’être affable et de dissimuler un sourire d'extrême suffisance sous sa grosse moustache qui ne le rendait pas,
c'est le moins qu'on puisse dire, aussi sympathique que Brassens, son modèle de jeunesse. Comme je me demandais si je serais capable de le prier de me chanter un couplet de
« Gare au gorille », le téléphone se mit à sonner. Le répondeur était branché. Le haut-parleur aussi. Une voix de femme assez jeune laissa un message assez
personnel qui me mit, on s’en doute, dans un certain embarras. Debray aurait pu se précipiter pour couper le son, mais finalement il devait être flatté de faire entendre qu’une jeune femme lui
laissait un message de cette nature, ce qui était a priori très improbable pour ce sexagénaire revêche aux costumes seventies. Par la suite, je me convainquis que cette jeune
femme était certainement Véronique de Villepin-Albanel, la soeur du ministre, ce qui devait porter la vanité du guérilléro bavard au-delà de toute mesure. (A suivre)
Vendredi 2 avril 2010
Dominique de Villepin croyait avoir le plus grand intérêt, en cette fin d’année 2003, à déstabiliser Haïti et à renverser Aristide. D’abord il souhaitait se réconcilier avec les Américains. (…) Les relations s’étaient dégradées à cause de l’Irak (Villepin s’étant opposé à l’invasion) et de l’affaire Executive life. Pour la justice californienne, le Crédit lyonnais, dont l’actionnaire était l’État français, avait pris illégalement le contrôle de la compagnie d’assurance Executive life. (…) Paris risquait d’écoper d’une amende faramineuse. (…) C’était François Pinault, l’ami milliardaire de Chirac et de Villepin (propriétaire du Point et de L’Histoire et Historia qui faisaient l’éloge de Pétré Grenouilleau et de Pap Ndiaye, son faire valoir) qui avait racheté la compagnie d’assurance au Lyonnais, via sa société Artémis. En la revendant ensuite, il avait gagné un bon milliard de dollars. De ce fait, Pinault était également l’objet de poursuites. (…) Pour Villepin, il importait donc de calmer le jeu avec les Américains. Or les Américains souhaitaient renverser Aristide. Rien de mieux qu’une bonne réconciliation sur le dos d’Haïti. (…) En France, On redoutait les effets d’un bicentenaire d’Haïti auquel se seraient associés les pays africains en théorie indépendants mais contrôlés par la Françafrique et qui aurait glorifié des esclaves révoltés à la peau noire. Port-au-Prince ne devait pour rien au monde devenir l'axe de la renaissance africaine. Paris redoutait surtout l’ouverture du dossier de la dette de la France à l’égard d’Haïti (pour la rançon imposée par la force en 1825) que le président Aristide estimait à 21 milliards de dollars. Parallèlement à la restitution de la somme versée à la France, Aristide évoquait les réparations qu’Haïti pourrait exiger pour 150 années d’esclavage. Même si Raffarin s’efforçait d’enterrer la loi Taubira en ne prenant pas le décret qui permettait de l’appliquer, l’esclavage était désormais un crime imprescriptible contre l’humanité. Une réparation demandée par un État souverain victime de ce crime pouvait prospérer devant un tribunal international. En cas de condamnation, d’autres États, en Afrique, pouvaient exercer des poursuites et réclamer des réparations. On pouvait même imaginer que des descendants d’esclaves français en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane et à La Réunion demandent eux aussi des réparations. Au moment de l’abolition de l’esclavage en 1848, des réparations avaient bien été payées par l’État aux colons (entre 400 et 500 francs or, soit environ 4000 euros par esclave perdu) tandis que les esclaves ne recevaient, eux, aucune indemnité (…). Bref, le cauchemar, c’était que recommence d’une autre manière ce à quoi les ex-pays esclavagistes avaient échappé à Durban en septembre 2001. Le dossier de la dette avait été confié par le gouvernement de Port-au-Prince au ministre chargé des Haïtiens résidant à l’extérieur, Leslie Voltaire. Il réunit une commission internationale d’experts. J’acceptai très volontiers d’y participer. (…) Trois questions se posaient cependant. Le montant de cette dette ? Le chiffre retenu par le gouvernement haïtien méritait d’être examiné. La demande était-elle recevable en justice ? Ne valait-il pas mieux un accord amiable ? Enfin la manière dont la France pouvait rembourser cette dette, si elle la reconnaissait. De mon point de vue, Paris pouvait cautionner des emprunts. Renforcer la coopération. Des entreprises françaises pouvaient parfaitement profiter des mesures accordées dans le cadre de cette coopération renforcée. Les routes, les télécommunications, l’adduction d’eau, la collecte d’ordures ménagères, la construction d’immeubles, l’infrastructure touristique : nous pouvions aider Haïti tout en y trouvant notre compte. La mission de Régis Debray, secrètement appuyé par la sœur de Dominique de Villepin, allait absolument à l’inverse : intervenir à Port-au-Prince, à Paris et en Afrique pour saboter le bicentenaire de l'indépendance et tirer un trait sur Aristide. Peu importait que ce coup d'Etat fasse des milliers, voire des dizaines de milliers de morts. (À suivre, of course).
M’étant rendu en Haïti pour travailler avec le ministre Leslie Voltaire sur le dossier de la restitution de la dette, je pris contact avec l’ambassadeur Burkard, qui avait pris son poste depuis quelques semaines. L’antichambre de l’ambassade jouxtait le bureau du service de presse d’Éric Bosc, un diplomate qui se comportait en véritable agent du putsch qui se préparait. Son bureau était entièrement tapissé d’articles hostiles au président Aristide et même de caricatures ouvertement racistes placées bien en évidence. (…) Burkard se prenait maintenant très au sérieux. Comme je ne lui cachais nullement ma position favorable sinon à la restitution, du moins à la nécessité d’examiner sérieusement et objectivement le dossier, il en vint à me demander si finalement j’étais français ou haïtien. (…) Pour m’impressionner, il me convia à prendre le thé dans sa résidence, au manoir des Lauriers, une splendide villa coloniale où il vivait gardé par des gendarmes armés jusqu’aux dents et servi par autant de domestiques « de couleur ». Burkard s’était acoquiné avec les plus opulentes familles à la peau claire de Pétionville qui vivaient dans un luxe dont on ne peut avoir idée et qui, presque toutes, étaient les plus actifs soutiens des putschistes. Chez ces gens-là, le foie gras, le caviar et le champagne étaient monnaie courante. On donnait des fêtes splendides, protégées par des milices privées armées de M16. Ceux qu’on appelait les « mulâtres » se seraient sentis déshonorés d’avoir moins de douze domestiques. Son chauffeur par enfant et sa nounou. (…) Je me rendis au manoir des Lauriers. L’ambassadeur éprouvait une jouissance non dissimulée à se faire servir par François-Joseph, un vieux domestique nègre auquel il imposait les gants blancs. L’ambassadeur était très énervé par l’arrivée prochaine de Debray et de sa commission. Il demanda mon avis sur la manière de traiter le dossier franco-haïtien. Je lui dis qu’il me paraissait souhaitable que le président français rencontre son homologue de Port-au-Prince. Burkard répondit avec une moue de mépris que le président de la République française ne se « commettait pas avec n’importe qui ». Cette phrase était incroyable dans la bouche d’un diplomate qui aurait dû, au moins, affecter un semblant de neutralité. Et particulièrement comique quand on sait quels étaient les amis de Chirac et de Villepin. Elle mit en tout cas un terme à notre entretien. (…) Burkard était extrêmement préoccupé par le dossier sur la restitution. Bosc était tout fier d’avoir réussi à se procurer l’argumentaire juridique développé par les Haïtiens grâce au directeur général du ministère des Haïtiens de l’étranger, Gabriel Frédéric, collaborateur du ministre Leslie Voltaire. Frédéric était pourtant un proche ami d’Aristide, qui était parfaitement informé de cette « trahison», mais ce haut fonctionnaire haïtien avait besoin d’un visa pour que sa maîtresse puisse se rendre en France. Telle était l’ambiance à Port-au-Prince, en cette fin d’année 2003. L’ambassadeur, suite à notre entretien, s’empressa de rédiger une dépêche pour expliquer à sa hiérarchie, c'est-à-dire à Villepin, que j’étais « à la solde » du président Aristide. On traitait ce dernier de dictateur. S’il l’avait été, sans doute aurait-il fait un mauvais parti à Frédéric et jeté les Burkard, Bosc et consorts dans le premier avion en partance pour la France. (À suivre, évidemment)
Lorsque la commission Debray se rendit en Haïti, nous résidions dans le même hôtel. Régis Debray et Véronique Albanel (née Villepin), qui venait de faire son apparition dans cette commission et dont personne ne soupçonnait qu’elle était la sœur du ministre français des Affaires étrangères, avaient, eux, le privilège de loger au manoir des Lauriers, chez l’ambassadeur Burkard. (…) Voir des gens comme Chotard, DorignyDahomay comploter toute la journée au bar de l’hôtel et préparer tranquillement un coup d’Etat en vidant des bières. En attendant le fonctionnaire du Quai d’Orsay chargé de régler leurs consommations. (…) Plusieurs fois, les barmen vinrent m’avertir que j’étais l’objet favori des conversations de la commission et que j’avais intérêt à être extrêmement prudent. (…) J’eus l’occasion de croiser Debray à l’aéroport et de constater qu’il s’était mis dans une tenue qu’il croyait de circonstance : pataugas et battle dress. (…) Il allait et venait : sur le plateau central, et sans doute en République dominicaine, où une troupe armée d’assassins commandée, en apparence, par Guy Philippe, se préparait à venir semer la terreur. J’adressai, par principe, un mail d’indignation à Valérie Terranova, la conseillère de Chirac, qui était probablement à l’origine de l’envoi du guérilléro bavard en Haïti : « Je suis extrêmement surpris, après les conversations que nous avons eues, de voir un Régis Debray, ici, en battle dress, en train de préparer un coup d’Etat ! Il est impossible que vous ne soyez pas au courant. En tout cas, maintenant, vous l'êtes et si vous ne réagissez pas, je saurai à quoi m'en tenir.» Cette pauvre fille, aujourd’hui employée à la fondation Chirac (machine de guerre supplétive pour porter Villepin à la Présidence), me répondit d’une manière qui ne laissait aucun doute sur son implication et transmit naturellement copie de mon mail à Debray. Pour comprendre qui elle était et ce qu’elle faisait à l’Élysée, il suffit de dire que lorsque je lui parlai de l’utilité pour la France d’élever une statue à la mémoire du général Dumas, elle me dit qu’il lui suffisait d’en parler à Bongo et qu’il paierait cash. Bongo devait payer beaucoup de choses. C’est comme cela que fonctionnait la France de Chirac et de Villepin : Bongo payait cash. (À suivre)
PS 1 : à noter la publication récente du roman de Claude Ribbe, Mémoires du chevalier de Saint-Georges (éditions Alphée).
PS 2 : à ne pas oublier : Haïti, l’insupportable souffrance, de Randall Robinson (préface de Claude Ribbe, éditions Alphée)
Le lendemain, le guérilléro bavard apparut à l’hôtel où se trouvaient les quartiers de ses troupes, flanqué de quatre gendarmes, qui ne le quittaient pas d’une semelle. Le roquet, prévenu par la Terranova que j’y voyais clair dans son jeu, se mit à aboyer dans le couloir avec une férocité inouïe. Je lui jetai avec mépris qu’on n’était pas en Afrique, encore moins en Bolivie. (…) Pour bien comprendre l’ambiance de cette fin d’année 2003 à Port-au-Prince, il faut savoir que le président Aristide laissait les nombreuses radios privées et les journaux se déchaîner contre lui. Les membres de la commission Debray ne se gênaient pas pour aller épancher leur négrophobie maladive au micro de ces stations financées par la classe dirigeante haïtienne, claire de peau et raciste au dernier degré. La presse jouissait d’une liberté dont on n’a même pas idée dans les prétendues démocraties occidentales. L’ambassadeur Burkard devait rencontrer le ministre Voltaire et son homologue des Affaires étrangères, qui me convièrent à cette réunion. Étant citoyen français, j’informai l’ambassadeur de ma présence en qualité d’expert pour la question de la restitution. Burkard en profita pour se faire accompagner par la commission Debray au grand complet, ce qui n’était pas du tout prévu. Sauf Dahomay, excusé sous le prétexte qu’il avait mal au ventre. (…) La rencontre se passait dans le bureau du ministre des Affaires étrangères d’Haïti. Ce ministre était là, avec son homologue Leslie Voltaire, ministre des Haïtiens de l’étranger, chargé du dossier de la restitution. Assistaient à la réunion Ira Kurzban, avocat du gouvernement de Port-au-Prince, Francis Saint-Hubert, brillant économiste haïtien, ainsi qu’un conseiller martiniquais de Leslie Voltaire. Ce conseiller était un ami de Césaire. La commission Debray entra dans le bureau à la queue-leu-leu et s’assit, à l’invitation du ministre, de l’autre côté de la grande table où nous étions déjà installés. Curieusement, deux « membres » de cette commission restaient debout. Le ministre les invita à prendre place, eux aussi, mais ils n’en firent rien. Examinant les lieux avec suspicion, ils allèrent se poster devant les deux issues du bureau, la main sur la poitrine. Tout devenait clair : ces deux messieurs en costume cravate, comme les autres, étaient en fait des gendarmes français en civil chargés de protéger les « blancs » contre les « nègres », forcément dangereux, que nous étions (à l’exception de Kurzban). La main sur le 357 magnum qu’ils dissimulaient sous leur veste, les pandores avaient reçu l’ordre de tirer sur nous - deux compatriotes, deux ministres haïtiens et un avocat américain - au moindre geste qui leur paraîtrait suspect. (…) Il était bien déchirant de se sentir encore français dans ces circonstances. (…) Imagine-t-on une commission nommée par le ministre des Affaires étrangères de la République d’Haïti se rendant à Paris pour une réunion dans le bureau du ministre des Affaires étrangères français, avec deux gardes armés qui se posteraient devant la porte du bureau de Bernard Kouchner, la main sur le revolver ? Si la commission Debray était capable de se comporter ainsi en public, peut on imaginer ce qui pouvait se passer à l’abri des regards gênants ? (A suivre)