La mère des batailles qui fait rage à Alep, et quelle qu’en soit l’issue, n’annonce pas pour autant la fin de l’organisation Etat islamique (Dae’ch), ni des autres groupes terroristes de l’islam radical, mais plutôt un tournant majeur : celui de l’après-Dae’ch, à savoir de nouveaux théâtres de jihad. Une reconquête d’Alep par l’armée gouvernementale syrienne et ses alliés accélérera, sans doute, la reprise de Raqqa en Syrie, puis de Mossoul en Irak. Les quelques 30 000 mercenaires jihadistes étrangers ont déjà intégré ce scénario et préparé leur repli en bon ordre dans différents sanctuaires du Caucase, d’Afghanistan et du Nord-Ouest chinois. Ils continueront à utiliser le « hub » turco-méditerranéen pour menacer l’Europe et entretenir des complicités rhizomatiques en Asie, dans la Corne de l’Afrique et dans la bande sahélo-saharienne.
D’autres loups solitaires ou en meute s’inspireront de ce redéploiement pour frapper ici ou là, selon des modes opératoires variés. Leurs deux filiations idéologiques principales – wahhabisme et weltanschauung des Frères musulmans – continueront à inspirer leurs attentats. L’Arabie saoudite et d’autres pétromonarchies continueront à financer recrutement, formation et assurance-vie des familles de leurs « martyrs ». Initiée par les Etats-Unis dans les années 1980, cette politique d’« instabilité constructive » continuera, outre le Loyen-Orient, à cibler la Russie, la Chine et l’Europe… L’éradication « officielle » de Dae’ch changera tout pour que rien ne change…
Au-delà des percées et des replis de la rébellion syrienne, l’enjeu géopolitique le plus large de la bataille d’Alep met en confrontation deux cartographies incompatibles : celle d’un nouveau Sykes-Picot, autrement dit le « Grand-Moyen-Orient » de George W. Bush et Condoleezza Rice – que les deux administrations Obama ont recyclé avec quelques nuances – et celle d’une réaffirmation des Etats-nations arabo-persiques issus du démantèlement de l’empire ottoman.
La première cherche à démanteler les Etats-nations pour les fragmenter en micro-Etats (type Kosovo ou Soudan du Sud), voire pour les re-tribaliser en autant de petits émirats sunnites, chi’ites, druzes, kurdes, etc. selon la bonne vieille recette des imperium (de Rome à l’Hyper-puissance américaine). A l’image ce de qui a été fait en Irak et en Libye, Washington, ses satellites européens, les pétromonarchies du Golfe, Ankara et Tel-Aviv exigent toujours le départ de Bachar al-Assad pour démanteler la Syrie en deux émirats sunnites (Alep et Damas), un micro-Etat druze sur le Golan et un réduit alaouite dans les montagnes qui dominent Lattaquié et Tartous.
La deuxième refuse cette logique de fragmentation, estimant que des Etats nationaux souverains constituent les « monades » essentielles pour résister à l’instauration de cette cartographie d’une mondialisation d’inspiration anglo-saxonne néo-libérale. En effet, les prédateurs de Wall-Street, de la City et de Bruxelles cultivent la même sainte horreur de souverainetés nationales empêcheuses d’exploiter en rond… Moscou (dans une moindre mesure Pékin), Téhéran, Damas, le Hezbollah libanais et plusieurs organisations palestiniennes misent toujours sur la défense et l’affirmation du fait national afin de garantir un monde multipolaire, ultime riposte à la World-company que Washington veut imposer à toute la planète, sous prétexte de « droits de l’homme » et de liberté du commerce.
C’est la première bataille d’Alep : celle d’une armée nationale syrienne qui travaille à reconquérir la totalité de son territoire national contre les hordes de jihadistes, mercenaires serviles de la mondialisation anglo-saxone. Sur ce front, on voit converger Dae’ch et d’autres groupes terroristes dont Jabhat al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie), remisant la fiction des « rebelles modérés, laïcs, sinon démocratiques » au rayon des illusions occidentales. A cet égard, Bouthaïna Chabaane, la conseillère de Bachar al-Assad a eu amplement raison d’affirmer dernièrement sur le plateau de la chaine de télévision libanaise Al-Mayadeen, que « la bataille d’Alep démasquait au grand jour les mensonges de la diplomatie occidentale ».
C’est la deuxième bataille d’Alep qui entérine la suprématie des groupes salafo-jihadistes sur les autres composantes de la rébellion syrienne (Armée syrienne libre et compagnies…). Sous-chef opérations de l’état-major des armées françaises, le général Didier Castres affirmait le 16 décembre 2015 devant la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat qu’il fallait en finir avec le « mythe des rebelles syriens modérés ». Loin de partager la même lucidité, les stratèges du Pentagone ont alors forcé la main des terroristes de Jabhat al-Nosra pour qu’ils annoncent, conférences de presse à l’appui, l’abandon de leur allégeance à Al-Qaïda. Ce tout de passe-passe de pure communication (l’ex-Nosras’appelle désormais Fatah al-Cham), qui n’a trompé personne, était surtout destiné à permettre au Congrès américain de voter de nouveaux crédits à une rébellion d’apparence désormais plus respectable.
Et pour faire bonne mesure, un général saoudien rendait dernièrement visite à ses homologues israéliens pour coordonner l’appui logistique aux « nouveaux jihadistes de la liberté ». De leur côté, les forces spéciales turques et européennes (françaises notamment) pouvaient poursuivre leurs livraisons de matériels aux autres groupes terroristes réunis au sein de Fatah al-Cham. Se répètent ainsi les mêmes erreurs commises au Kosovo, lorsque plusieurs services européens (dont le service-action de la DGSE) armaient de pied en cap l’UCK1 du criminel de guerre Hashim Thaci qui deviendra Premier ministre du Kosovo…
Sur le terrain, les groupes salafo-jihadistes mènent depuis plusieurs semaines des opérations dans les quartiers du sud-ouest d’Alep. Ils ont réussi à s’infiltrer dans la localité de Ramousseh sans pour autant prendre le contrôle de l’est de la ville, essuyant de lourdes pertes. A l’ouest, le Hezbollah libanais a engagé une force spéciale dite « bataillon Rezwan » dans la région d’al-Hamadaniyeh. Cette contre-offensive a été suivie d’un autre déploiement, celui de 2 000 combattants de Al-Nojaba d’Irak. Les forces de ce bataillon ont déjà participé à la libération de certaines localités du Rif d’Alep. Des sources syriennes affirment que la bataille intense que mènent les terroristes vise à libérer les officiers de liaison turcs et occidentaux dont des français pris au piège à l’est d’Alep.
Selon le journal libanais As-Safir, citant des sources militaires syriennes, les Turcs ont dépêché l’une de leurs meilleures unités lors de la deuxième vague de l’attaque pour briser le blocus d’Alep. Elle comptait dans ses rangs des forces du Hizb al-turkestani al-islami et des Ouïghours, jihadistes chinois. Ces derniers éléments ont formé le gros lot des kamikazes qui ont lancé une attaque simultanée en provenance de l’ouest, au moment où les blindés syriens opéraient leur percée.
Les kamikazes chinois Ouighour2 rattachés au Parti islamique du Turkestan jouent un rôle déterminant dans cette deuxième bataille. Ils ont été redéployés du nord de Hama vers le sud d’Alep. Ils se sont fait exploser par dizaines (près d’une soixantaine) durant les deux premiers jours de l’offensive aux portes des complexes militaires du quartier de Ramoussa. Jabhat al-Nosra a pris le relais. « Ce qui est assez paradoxal est de voir ces brigades ouighour, tchètchènes, ouzbèques, ainsi que les jihadistes saoudiens figurer aujourd’hui parmi ceux que la presse occidentale s’obstine à nommer « rebelles modérés », explique un officier français de renseignement ; « sans parler du chef du Conseil islamique d’Alep, le saoudien Abdallah Mohaycini qui s’est imposé comme l’un des leaders incontestés de ces « modérés » promettant 72 vierges aux jihadistes s’ils réussissaient à briser le siège. On le voit dans une vidéo en train de galvaniser les jihadistes en décrivant la sensualité des vierges du paradis… »
Un autre fait capital n’a pas non plus été relayé par la presse occidentale : de généreux bailleurs de fonds saoudiens (encore eux !) assurent de substantiels versements aux familles des kamikazes ouighours par l’intermédiaire de plusieurs banques installées au Koweït.
Mais c’est une troisième bataille, elle-aussi occultée par les grands médias mainstream, qui pourrait s’imposer comme l’enjeu crucial des affrontements d’Alep : celle qui opposent désormais les forces kurdes à l’armée syrienne. Jusqu’à récemment, les Kurdes de Syrie (du PYD, aile syrienne du PKK – Parti des travailleurs du Kurdistan principalement basé en Turquie) observaient une certaine neutralité vis-à-vis de Damas, escomptant un statut d’autonomie au sein de la Syrie historique. Misant non seulement sur les jihadistes d’ex-Nosra, Washington a décidé de jouer aussi la carte kurde afin de prendre à revers les avancées de l’armée syrienne en direction d’Alep.
Pour répondre aux opérations aériennes russes qui s’effectuent désormais aussi à partir de bases iraniennes, la chasse américaine est intervenue dans la région d’Hassaké (au nord-est de la Syrie) pour appuyer la progression des forces kurdes. Des agents de liaison américains ont été identifiés également dans le Kurdistan d’Iran aux côtés d’activistes du PJAK (l’aile iranienne du PKK) ayant mené plusieurs opérations contre des convois de ravitaillement destinés aux Pasdarans engagés aux côtés de l’armée syrienne. Washington a même annoncé vouloir instaurer une « no-flying zone » dans cette partie de la Syrie. Parallèlement, les services israéliens redoublent d’activité aux côtés des organisations du Kurdistan d’Irak, qui malgré des divergences passées avec les Kurdes de Syrie, leur offrent désormais la profondeur stratégique nécessaire à la consolidation d’un front autonome à l’est d’Alep.
Quelles nouvelles promesses les Etats-Unis ont-ils fait aux organisations kurdes d’Iran, d’Irak, de Syrie et de Turquie ? A n’en pas douter, estiment plusieurs officiers européens de renseignement en poste dans la région, ce nouveau soutien américain massif (appuis aériens, matériels, encadrement et renseignement) aux différentes factions kurdes vise trois objectifs : empêcher la reconquête d’Alep par l’armée syrienne ; contenir la dérive militaire turque post-coup d’Etat ; et enfin, ouvrir une nouvelle guerre asymétrique dans le Kurdistan iranien.
Et, concluent les mêmes sources, cette troisième bataille d’Alep pourrait être la plus décisive afin de permettre une nouvelle partition ethnico-confessionnelle de la Syrie qui ne pourra pas être assurée par les seuls jihadistes soit disant modérés, laïcs et démocratiques… Cette troisième bataille d’Alep, de tous contre tous, ne va certainement pas favoriser les négociations de Genève ni un proche retour à la paix.
Richard Labévière 22 août 2016 1 L’Armée de libération du Kosovo ou UÇK (en albanais Ushtria Çlirimtare e Kosovës) est une organisation paramilitaire qui a combattu pour l’indépendance du Kosovo à la fin des années 1990. Après la guerre du Kosovo remportée grâce à l’intervention de l’OTAN, et suite à la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies le mouvement est dissout et intégré au Corps de protection du Kosovo. Certains de ses membres jouent toujours un rôle de premier plan dans la politique kosovare. Le mouvement a fait l’objet de nombreuses accusations de crimes contre l’humanité pour, entre autres, des faits de trafic d’organes et d’épuration ethnique à l’encontre des populations serbes et roms. 2 Les Ouighours représentent, en effet, l’ethnie la plus nombreuse du Xinjiang, soit 46% de la population (13 millions) malgré une «hanisation» galopante depuis l’arrivée au pouvoir de Mao. Il existe par ailleurs une diaspora ouïgoure très active regroupée dans le Congrès mondial des Ouïghours dont le siège est à Munich, l’Allemagne ayant accueilli de nombreux réfugiés politiques ouïghours. Cette organisation est présidée par Rebiya Kadeer, militante des droits de l’homme libérée des prisons chinoises, qui vit aux États-Unis où existe une association américaine des Ouïghours: le Uyghur Human Rights Project, forme classique des ONG soutenues par la CIA et le département d’État américain .