Au moment où circule sur la toile une vraie-fausse interview (étonnamment bien imitée) du président ivoirien Laurent Gbagbo, le Gri-Gri ouvre ses archives et exhume une (bien vraie celle-là) interview du président ivoirien. C'était il y a six ans. Et cela parut sous le titre : Laurent Gbagbo : « C’est le peuple qui tranche ! »
A votre avis, qui se cache derrière la rébellion qui a pris les armes en 2002 ?
Je vais vous répondre par une autre question : à qui profite le crime ? La liste de soutiens et des inspirateurs de cette rébellion est tellement longue que les uns et les autres se reconnaissent car, au fur et à mesure, les masques tombent. Pour ma part, je suis encore en train de réfléchir aux raisons profondes de cette crise. Mais je dois vous avouer que je n’ai pas achevé ma réflexion, je prends des notes, j’écoute les uns et les autres - Français, Ivoiriens, Américains, Africains… Les actes et les propos sont allés tellement loin que je me demande ce que tout cela cache.
Que vous inspire la nouvelle plate-forme des Houphouëtistes signée à Paris, le 18 mai dernier ?
Quand Houphouët est mort, ses héritiers sont entrés en guerre les uns contre les autres, et ils ont perdu le pouvoir. Maintenant ils essaient de recoller artificiellement les morceaux. Mais vous savez,quand un canari est cassé, il vaut mieux le changer. La guerre que nous subissons aujourd’hui est un des nombreux avatars de cette guerre de succession qui a dégénéré.
Vous semblez être sûr de vous-peut-être même un peu trop. N’est-ce pas une posture de circonstance ?
Pas du tout ! Dans des systèmes comme le nôtre, c’est le peuple qui tranche. Et tant qu’il en sera ainsi, je n’aurai aucune inquiétude à nourrir dans la mesure où le peuple ivoirien nous connaît tous. On a vu trop longtemps ceux qui s’excitent aujourd’hui, ce sont des anciens, mais des anciens au sens le plus dépassé du terme. Ce sont des hommes du passé : les Ivoiriens les ont vus à l’œuvre. Qu’est-ce que Bédié et Ouattara peuvent proposer de nouveau à la Côte d’Ivoire ? On sait que c’est leur antagonisme qui nous a conduit dans la situation où nous sommes : Bédié, pour se débarrasser de Ouattara a déclaré que celui-ci est étranger. C’est écrit noir sur blanc dans son livre, Les chemins de ma vie. En 1994, il fait prendre une loi pour l’écarter de la scène politique. En 1998, par une loi constitutionnelle, il décide de sceller le sort de Ouattara, qui est allé se refugier en France, tout en promettant d’abattre le régime de Bédié. En 1999, il fait un coup d’état contre Bédié. Malheureusement pour lui, un autre héritier d’Houphouët - Robert Guéi - le double et prend le pouvoir. En 2000, je suis élu et ils se coalisent contre moi. Mais le peuple voit bien qu’ils ont tort parce que je ne suis pas à l’origine de leur malheur.
Vos adversaires vous surnomment « le Boulanger » à cause de votre propension à rouler tout le monde. Cela vous agace ou vous amuse ?
Ni l’un ni l’autre. Je veux juste noter que si des hommes politiques dignes de ce nom estiment que leur adversaire les roule, c’est qu’ils sont ‘‘roulables’’. (Rires). C’est Guéï Robert qui a dit ça de moi, paix à son âme ! Mais là n’est pas l’essentiel : Bédié, Ouattara et moi ne sommes pas de la même école, les méthodes et les générations nous séparent. Je sais ce que je vais faire pour la Côte d’ivoire, avec le peuple ivoirien et une nouvelle génération de dirigeants. Nous allons nous attacher à atteindre nos objectifs.
Où en sont vos relations avec la France ?
La France et la Côte d’Ivoire sont entrelacées par des liens multiples qui résisteront aux hommes, qui résisteront à Chirac et à Gbagbo. Je ne suis pas inquiet pour ça. Ce qu’il faut préciser, en revanche, c’est que la population majoritaire aujourd’hui en Côte d’Ivoire n’a pas connu de Gaulle, Houphouët ou la seconde guerre mondiale. Elle a une autre lecture des relations avec la France. 70 % de la population a moins de 30 ans, et 45 %, moins de 15 ans.On ne peut pas continuer
à leur proposer des valeurs et références complètements dépassées.
En signant les accords de Pretoria, vous semblez avoir ‘‘donné’’ à Mbeki ce que vous avez refusé à Chirac…
Ce n’est pas du tout la même chose : Paris, par le biais des accords de Linas Marcoussis, a demandé la révision de l’article 35 de la constitution ivoirienne, alors qu’à Pretoria, il m’a été suggéré de faire usage des pouvoirs que me confère l’article 48. Sur le plan technique, l’approche est totalement différente. On m’a demandé d’accepter qu’un individu soit candidat, sans pour autant devoir modifier la constitution. S’il avait été question de retoucher la constitution, on serait allé au référendum. A Pretoria, ceux qui avaient exigé la modification de la constitution se sont contentés de solliciter juste l’acceptation à titre exceptionnel de la candidature
d’un individu.
Êtes-vous prêt à un débat contradictoire avec Bédié et Ouattara ?
Maintenant que tout le monde peut être candidat, j’espère que l’on aura l’occasion de débattre en direct à la télévision et à la radio. En ce qui me concerne, je n’ai pas de problèmes avec eux : ils ont des problèmes entre eux ! (Rires)
Les prises de position de votre épouse, Simone, ne sont-elles pas de nature à vous embarrasser parfois ?
Ce n’est pas parce que nous sommes mariés qu’on doit absolument penser la même chose. Elle est députée, moi je suis Président de la république, chacun joue son rôle. Il faut savoir qu’elle n’a pas découvert la politique à mon contact. D’ailleurs, c’est par la politique et dans l’opposition, à l’époque du parti unique, que nous nous sommes rencontrés. Pourquoi veut-on que celle qui s’est battue contre le parti unique, qui a été bastonnée et jetée en prison, renonce à ses idées tout simplement parce que son mari est devenu chef d’Etat ? De toute façon, ses prises de position ne peuvent pas me gêner dans la mesure où nous sommes du même bord politique.
Est-il vrai que le démantèlement des bases militaires en Côte d’ivoire fait partie de vos projets ?
Je n’ai encore rien dit à personne malgré toutes les spéculations que l’on peut faire ici et là. Le débat aujourd’hui c’est de mettre fin à la guerre et d’aller aux élections, et c’est à ça que je consacre toute mon énergie.
Ne craignez-vous pas d’être traduit un jour devant une juridiction internationale ?
Je dirais chiche ! Vous savez, dans cette histoire, on fait mine d’oublier que des bandits ont attaqué la Côte d’Ivoire. Ils sont nombreux et je n’ai pas encore fini de les répertorier. Seulement, ils ont été surpris par la résistance que j’ai pu organiser avec les Ivoiriens. Pour moi, il est hors de question que mon pays soit démantelé par des aventuriers ! Ayant échoué, ces ennemis de la Côte d’Ivoire ont cru pouvoir m’atteindre par d’autres voies. Mais là aussi, ils ne m’ont pas eu. D’ailleurs, à propos de juridiction internationale, j’ai été le premier, en 2003, à demander qu’il en soit créé une, parce que je crois qu’il est bon que l’on sache qui a fait quoi. Et là-dessus, je dispose de solides arguments, je n’ai donc rien à redouter d’une telle instance, ni aujourd’hui ni plus tard.
Comment voyez-vous l’avenir de votre pays ?
La Côte d’ivoire sortira renforcée de cette épreuve et elle va occuper une place de premier plan en Afrique. Cette guerre a à la fois forgé un esprit de résistance chez nos compatriotes et favorisé le renforcement d’un véritable sentiment national. De la même manière que nos parents ont su tirer beaucoup de force des massacres de l’époque coloniale, les Ivoiriens d’aujourd’hui tireront de cette épreuve une grande énergie.
Propos recueillis à Abidjan par Michel Ongoundou Loundah
Le Gri-Gri International, N°37 du jeudi 16 juin 2005