Historiquement, le Tchad a toujours compté parmi les partenaires privilégiés de la France en Afrique subsaharienne. Au lendemain de l’indépendance, la signature entre Paris et N’Djamena d’un accord bilatéral de défense a fait de ce pays le «coin supérieur droit du pré carré français», comme aiment à le dire nos diplomates. La ratification, quelques années plus tard, d’une «convention secrète de maintien de l’ordre», a donné une légitimité aux interventions françaises dans les affaires tchadiennes. Enfin, le déploiement du dispositif Epervier pour soutenir le précédent président Hissène Habré, en 1986, a consacré la personnalisation de nos relations avec ce pays.
Lors de son célèbre discours de Cotonou de mai 2006, Nicolas Sarkozy s’était engagé à mener une politique africaine débarrassée des «pratiques du passé». Sa gestion calamiteuse de l’affaire de l’Arche de Zoé à partir de 2007, et son soutien militaire à Déby, menacé en 2008 par une rébellion, ont démontré au contraire que les méthodes d’antan - immixtion dans les luttes de pouvoir, personnalisation des relations bilatérales - étaient toujours d’actualité.
L’arrivée aux affaires du président Hollande a marqué une rupture dans les méthodes qui caractérisaient notre politique africaine. Les «réseaux historiques» ont été abandonnés et nos objectifs infléchis dans un sens plus démocratique. Mais la poussée islamiste en Afrique subsaharienne et le déclenchement quasi simultané des opérations Serval (au Mali) et Sangaris (en Centrafrique) ont placé la France dans une position de relative dépendance vis-à-vis de N’Djamena. En janvier 2013, le président tchadien a été parmi les premiers chefs d’Etat africain à prêter main-forte aux troupes françaises au Mali, dépêchant 2 400 hommes sous le commandement de son fils. Un an plus tard, il a achevé de se rendre incontournable aux yeux de la France en fournissant à la mission africaine opérant en Centrafrique (Misca) près du quart de ses effectifs.
Cette intensification des relations franco-tchadiennes pose cependant beaucoup de questions. D’abord, il convient de rappeler que la politique autoritaire et répressive menée par Déby depuis vingt-trois ans va à l’encontre du respect le plus élémentaire des principes démocratiques. La modification arbitraire de la Constitution locale pour étendre le mandat présidentiel, l’exercice clanique et sans partage du pouvoir, le musellement - quand ce n’est pas l’élimination - de l’opposition devraient inviter la diplomatie française à prendre davantage de distance avec le pouvoir en place. Vingt et un sénateurs viennent de proposer la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la responsabilité de représentants français dans les événements de février 2008. A cette époque, la répression d’une offensive de rebelles armés avait fait des centaines de victimes et conduit à la disparition de trois responsables de l’opposition, dont Ibni Oumar Mahamat Saleh.
Ensuite, il est indispensable de prendre conscience du coût stratégique de cette dépendance dans la mesure où N’Djamena a beaucoup d’intérêts à faire valoir dans les pays voisins. En Centrafrique, plusieurs cas de collusion entre soldats tchadiens de la Misca et ex-rebelles musulmans de la Séléka ont été rapportés par les observateurs internationaux. De même, aux premiers jours de l’opération Sangaris, les autorités tchadiennes n’ont pas hésité à mettre en doute l’impartialité du désarmement français, fragilisant la position de nos soldats sur le terrain. Certains objecteront que les militaires tchadiens ont payé un lourd tribut durant les interventions au Mali et en RCA et qu’ils méritent notre reconnaissance. Cet argument n’est pas contestable. Mais il est essentiel que ce partenariat franco-tchadien n’entrave pas notre autonomie stratégique.
Face à la fragilité démocratique des régimes d’Afrique centrale, il est urgent de développer une politique de «nivellement» consistant, d’une part, à traiter sur un pied d’égalité tous les pays de la sous-région, et d’autre part, à renforcer le dialogue avec les organisations panafricaines. Les initiatives de la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC) pour contrer les menaces maritimes dans le golfe de Guinée prouvent que ces dernières peuvent se montrer efficaces en matière de lutte contre l’insécurité. Alors que la présence militaire française au Sahel et en Afrique centrale semble s’inscrire dans la durée, notre politique africaine sortirait grandie d’une clarification de nos relations avec le pouvoir tchadien. Il en va de l’indépendance et de la crédibilité de notre action extérieure.