Le cinéaste et ancien DG du Palais de la Culture a failli mourir, ciblé par un hélicoptère de Licorne puis battu à coups de crosse par les soldats d’Alassane Ouattara. Mais il a été jusqu’au bout de sa destinée de témoin des chocs de l’Histoire nationale. Il ne regrette rien. De son lieu de rééducation en France, il se souvient. (Suite de l'article paru hier ici)
Des incendies provoqués délibérément
Les incendies, méticuleusement provoqués par les frappes françaises pour faire sortir les «rats» de leur tanière, se multiplient dans le sous-sol. Héroïquement, les ultimes compagnons de Laurent Gbagbo luttent pour éteindre le feu qui menace de les dévorer. Prient. Et se remettent à l’ouvrage. Bakaba est hors jeu. Sa caméra n’a pas survécu. Lors de ses moments de conscience, il sent l’affection forte d’un homme qu’il ne connait pas vraiment, mais dont les paroles affectueuses tentent de le maintenir en vie : il s’agit de Désiré Tagro, qui ne sait pas qu’il vit lui-même ses dernières heures. Notre témoin raconte. « Le lundi 11, les bombardements ont repris avec une force inédite. Trente chars français et six hélicos. Ce sont les chars qui détruisent le portail d’entrée à la Résidence. Les hélicos crachent leur déluge de flammes... et le sous-sol prend feu à nouveau. On veut remonter par la buanderie. Mais un commandant de l’armée nous dit que si on le fait, ils vont nous canarder. Nous sommes coincés dans un tunnel. Avec le chef de l’Etat, son épouse, les ministres. Il n’y a pas d’issue de secours. Le portail de secours est bloqué. Celui qui en avait les clés a disparu. Avec les clés. Notre seul choix : mourir canardés ou asphyxiés. Pendant près de trente minutes, le commandant mitraille ce portail. Il réussit à le défoncer. Nous cachons le chef de l’Etat dans un endroit pas loin de la bibliothèque. C’est à ce moment-là que Désiré Tagro appelle les Français pour demander l’arrêt des tirs. On lui remet un drapeau blanc pour qu’il sorte négocier. Quand il sort, on lui tire dessus. Il revient pour dire au chef de l’Etat : « ils vont nous tuer ». Cinq minutes après, des rebelles pénètrent dans la Résidence. »
Le carnaval de violence commence, malgré le fait qu’Hervé Touré dit « Vétcho », s’oppose à l’assassinat des civils. Des personnes ont été tuées au rez-de-chaussée. Des coups de kalach, des coups de couteau, des balles dans les fesses... Les nouveaux "prisonniers", y compris les religieux, mis entièrement nus, sans le moindre cache-sexe, doivent chanter, "On va installer ADO". Certaines personnes sont mitraillées dans la cour. Et tombent. Mortes ? très probablement. Les autres n'ont pas le temps de voir s'ils sont récupérables. Un homme filme sans relâche ce spectacle macabre. C'est un militaire français, un Blanc, le seul qui est franchement visible aux côtés des FRCI, qui est descendu des chars avec eux. Ce sont ses images à lui qui seront présentées par le ministre de la Défense française, Gérard Longuet, comme ayant été prises par la troupe d'Alassane Ouattara.
Sauvé par Paul Madys et un militaire français
Quand Sidiki Bakaba reprend conscience - avant de s'évanouir à nouveau quelques temps après - il est face à trois personnes, habillées en treillis. Chacune est coiffée d'un bonnet et d'une plume sur la tête. L'un d'entre eux dit, comme dans une scène de western : "Ah ! Sidiki Bakaba, toujours fidèle ! Fidèle jusqu'au bout ! Moi, j'aime les gens fidèles !" Il a un drôle de sourire aux lèvres. Il informe un personne par téléphone et par talkie walkie, de la présence du premier directeur général du Palais de la Culture d'Abidjan. "Au moins, il me connaît", se dit Bakaba. Le plus jeune des trois hommes en treillis dévisage le "kôrô" mal en point, incapable de se défendre, à l'article de la mort. "Il m'insulte en malinké, soulève la crosse de sa kazakh, me donne un violent coup sur la tête, puis en plein dans l'arcade sourcilière, me promettant de me bousiller un oeil. Malgré mon état, je sens une agression terrible. Il me prend ma montre et un talisman en argent. Il ne me reste que le chapelet de ma mère", raconte Bakaba. Qui retombe dans les pommes. Après avoir entendu dire : "On l'a attrapé, on le tient maintenant, Gbagbo."
Quand l'artiste se réveille, il est dans une brousse qu'il ne parvient pas à distinguer. En réalité, il se trouve à proximité de le brigade de gendarmerie en contrebas de la résidence de Madame Thérèse Houphouët-Boigny avec d'autres blessés considérés comme trop amochés pour arriver à l'hôtel du Golf, où les caméras des journalistes de la presse internationale sont déjà allumées. Il est donc question, pour l'armée de Ouattara, de les achever là. Mais les FRCI se heurtent au refus des soldats français. "Derrière nous, il y a plusieurs soldats des FRCI avec des kazakhs qui nous promettent une mort certaine. En face de moi, je vois trois silhouettes de militaires français, qui semblent s'opposer. À ma gauche, le chanteur Paul Madys. Avec toute son énergie, il est en train de plaider pour nous auprès des soldats français. Il dit : "On vous demande pardons, ne nous laissez pas. Ceux qui sont derrière, là, vont nous tuer." En désespoir de cause, il offre sa vie pour la mienne. Il me regarde et dit aux soldats français : "Celui-là, vous ne pouvez pas le laisser. Prenez-le et laissez-moi, je vais mourir à sa place." À ces mots, Bakaba, entre la vie et la mort, ressent une sorte de "bouffée", un "élan de foi en l'homme". "C'était le contraire de l'inhumanité, de la violence que m'avait infligée le "blakoro" des FRCI à la résidence présidentielle. Dans cette Côte d'Ivoire, à ce moment-là, un homme, un frère, qui n'avait rien d'un mandingue, qui avait au moins vingt ans de moins que moi, donnait sa vie pour moi…" Alors que ses collègues veulent s'en aller, promettant aux blessés agglutinés là que l'ONUCI viendra les chercher, un militaire français fait le tour de son visage de son doigt, regarde Paul Madys dans les yeux et lui fait le serment de ne pas les abandonner, quand bien même ses collègues le feraient. Il se débrouille pour trouver un char pour conduire les blessés au CHU de Cocody. (...) "Pour la première fois depuis longtemps, je ressens de la fraîcheur, je me sens bien, je perds connaissance."
À son réveil, Sidiki Bakaba est dans un tout autre décor. "J'ouvre les yeux, je suis dans un hôpital. Les gens qui s'occupent de moi représentent l'espoir. Le médecin est akan, il y a là un gars de l'ouest, là une femme du Nord. Des fois, ils vont jusqu'à me prodiguer quatre heures de soin. Comme pour symboliser une Côte d'Ivoire unie par-dessus tout. Si j'étais mort dans cet hôpital, je serais parti avec cette image-là de mon pays, tout en me souvenant que celui qui a failli m'achever de ses coups de crosse sur le crâne était du nord." Au Chu, l'inquiétude règne. Et pour cause : les FRCI viennent enlever les malades pour les achever. Ceux qui le peuvent s'enfuient, avec la force qui leur reste. Bakaba ne peut pas bouger. Une rumeur opportune, sans doute suscitée par ses protecteurs hospitaliers, le tient pour mort.
Mais il vit. Dans le secret, son épouse Ayala, qui se trouve en France, engage des démarches auprès du HCR à Paris, qui contacte la cellule africaine de l'Élysée, qui ne peut plus dire qu'elle ne savait pas. Les polices d'assurance du couple permettent une évacuation sanitaire. Mais madame Bakaba doit rédiger, au travers de l'ambassadeur Ally Coulibaly à Paris, une lettre affirmant que son époux sort du pays en tant que Français et non en tant qu'Ivoirien.
Arrivé à l’aéroport dans une ambulance, Sidiki Bakaba se déplace en fauteuil roulant. A sa vue, la petite foule des voyageurs et du personnel en service fond en larmes. « Mon Dieu ! On nous a dit que vous étiez mort ! », crient certains. Bakaba s’engouffre dans l’avion, rempli à 70% de militaires français rentrant au pays, leur «mission» accomplie. « Marqué par la haine » selon son expression, il se prépare à de longs mois de soins et de rééducation.
Pourquoi Bakaba ne renie pas Gbagbo
Les Ivoiriens le savent. Sidiki Bakaba entretenait des rapports passionnels et compliqués avec le président Laurent Gbagbo, avec qui il n’a pas toujours été sur la même longueur d’ondes. En conflit avec des ministres qui, estime-t-il, lui ont savonné la planche, il a souvent attendu de nombreux – et douloureux – mois une audience présidentielle. Mais il est hors de question pour lui, hier, aujourd’hui ou demain, de renier le chef de l’Etat renversé. Et il l’explique, avec passion. « Je retiens qu’aux derniers moments avant son arrestation, il m’aura vu. L’ami est l’ami, dans ma culture. Aujourd’hui qu’il est dans une situation difficile, je ne crache pas sur Gbagbo. Il a certes des défauts, mais il n’est pas le monstre qu’on dépeint. Je n’aurais pas composé avec un monstre. Il y a une sagesse qui dit chez nous « le fou de quelqu’un ici est le sage de quelqu’un ailleurs ». L’homme que je connais est un homme qui m’a respecté, qui a respecté mes créations même s’il n’en a pas toujours fait une promotion à la mesure de ce que j’attendais. Je retiens qu’il m’a res- pecté, qu’il a respecté mon travail en se refusant à interférer, et c’est très important pour un homme de culture soninkée. Je pense que ces derniers jours là, il a dû penser aux petites anecdotes que je lui rappelais quand on avait l’occasion d’avoir des moments d’intimité. Comme celle du rapport entre Samory, le dernier empereur résistant face à la pénétration coloniale, avec son ami et aîné Morifindian Diabaté, griot, mémoire vivante du pays et capitaine. Quand Samory a été arrêté à Guélémou en Côte d’Ivoire, Diabaté a proposé d’aller avec lui en prison. Les Français ont dit « non », et sont allés avec Samory au Gabon. Plusieurs mois plus tard, Morifindian est arrivé au Gabon par ses propres moyens. Ils se sont parlé, se sont rappelé les moments de gloire et les moments tristes. Quand Samory est mort, Diabaté l’a enterré. Les Français lui ont proposé de le ramener en Côte d’Ivoire. Il a refusé. Il a creusé sa propre tombe à côté de celle de Samory. Et il leur a dit : « Quand je mourrai, vous m’enterrerez ici ». Et ses dernières volontés ont été respectées. Ce n’est qu’à la fin de son règne que Sékou Touré a ramené leurs cendres dans leur terroir ancestral mandingue, en Guinée. Ce n’est pas leurs faits de guerre, leur gloire, qui ont alors été célébrés, mais leur serment d’amitié, la valeur du serment d’amitié. Là où il est, peut-être mon grand-frère se dira que je ne suis pas Louis Sépulvéda, romancier et compagnon de route d’Allende jusqu’à sa fin tragique au palais de la Moneda. Je ne suis pas Morifindian Diabaté, mais je suis Sidiki Bakaba avec mon histoire. Ceux qui racontent que j’ai combattu les armes à la main doivent savoir que je ne suis pas André Malraux qui s’est engagé et s’est battu dans un avion militaire contre le franquisme en Espagne. Il l’a fait par conviction. Il n’a pas été diabolisé pour autant. De Gaulle en a fait son ministre de la Culture. Moi, Sidiki Bakaba, j’attends mon De Gaulle ».
Texte - T.Kouamouo