« La fausse identification est l’identification de deux données différentes après dissociation de leurs totalités respectives et scotomisation du résidu non identifiable en fonction d’un critère privilégié dont la primauté hiérarchique est assurée de l’extérieur. »
Joseph Gabel
« Nous les Corses, on est en deuil aujourd’hui. Ce qui s’est passé est tellement dégueulasse et minable. Mais comment on peut laisser assassiner un mec en prison ! ». Ce vibrant cri du cœur patriotique a été poussé par l’animatrice Christine Bravo, lors d’une émission des Grosses Têtes, à l’annonce du meurtre d’Yvan Colonna.
Nous les Corses ? La dorénavant épouse Bachot vient d’acquérir une maison dans l’île. « À partir du moment où je suis résidente, je suis citoyenne corse ». Corse, fière de l’être et révoltée contre la bétonisation sauvage et hideuse pratiquée par ses anciens compatriotes. « Je n’ai pas acheté une résidence secondaire en préfabriqué. J’ai acheté un moulin génois du XIIe siècle magnifiquement rénové ! C’est vraiment du patrimoine ». Une responsabilité qui l’honore, qui l’oblige.
« Nous les Corses, on est français depuis deux cents ans (sic). On a un patrimoine qu’on respecte ». Sa « vraie vie commence », annonce-t-elle, après soixante-cinq ans d’errance, et elle entend contribuer au développement durable de l’économie locale : « Je suis à fond dans les agrumes ». Elle accepte sans chichis les âpres vicissitudes de la rusticité : « L’autre jour, je faisais pipi dans le maquis et j’ai un sanglier qui m’est passé entre les guiboles, ça m’a fait bizarre ».
Elle partage aussi les handicaps historiques de l’insularité et s’en fait la véhémente porte-voix : « Je vais vous dire pourquoi nous les Corses ça ne peut pas aller. On ne livre pas en Corse ! Je me retrouve avec mon salon de jardin dans mon appartement à Paris ». Patience. Gageons - cela ne saurait tarder - qu’elle tweetera un jour à ses 57,4 K d’abonnés : A FRANCIA FORA. Traduction : « LA FRANCE DÉGAGE », ce râle désormais repris en vagues successives par les foules africaines de Pretoria à Dakar, en passant par Bamako ou Ouagadougou.
Les îliens immémoriaux avaient l’habitude du people flagorneur, voire racoleur, mais révérencieux jusqu’à l’obséquiosité à l’endroit d’une altérité autochtone fantasmée dans les grandes largeurs. Voici un pas de franchi. Ne parlons plus de « génocide par substitution », mais de « projection hallucinatoire ». Un culot monstre, sur fond de fausse conscience.
À l’heure où tout un chacun se pique de faire réaliser son test ADN, en une époque où le moindre signe d’appropriation culturelle est dénoncé comme attentatoire, Christine Bravo trouve le moyen de capter une appartenance identitaire, un enracinement historique, le passage du Mojito au Damiani, à travers un simple acte notarial de propriété. Je n’ai pas une goutte de sang corse, mais la Corse coule dans mes veines par la grâce d’une inscription au registre cadastral.
Autrement dit, pour paraphraser Silvano Arieti, « elle ne s’identifie pas parce qu’elle possède une sensibilité particulière pour les essences, mais c’est au contraire parce qu’elle s’identifie égocentriquement qu’elle élabore des essences artificielles, fruits d’une abstraction délirante ». Elle n’aura qu’à demander à son vieux pote de plateau Gérard Miller de lui expliquer les structures réificatrices de son aliénation - ce cuistre trouvera sans peine les mots les plus suaves pour le dire.
La dimension pathologique d’une telle démarche relevant métaphoriquement de la parthénogénèse reste toutefois accessoire - juste une curiosité clinique - même si elle subvertit et ringardise le substrat corsolâtre compulsif qu’ont pu afficher les Michel Sardou, Muriel Robin, Michel Fugain, parmi tant d’autres. Notre néo-corse de papier (collant) intrigue d’abord parce qu’elle apporte dans la corbeille de l’union libre. Cette fille d’immigré espagnol, après avoir intégré l’Éducation nationale comme institutrice, a très tôt bifurqué dans l’univers pitoyable de l’audiovisuel hexagonal.
« Français, c’est à dire haïssable au suprême degré », écrivait Arthur Rimbaud en 1871. Mais aussi voyant fut-il, le poète n’aurait pu imaginer le niveau gras de vulgarité, d’indigence, colporté par des émissions comme Frou-frou, Sous le Jupons de l’Histoire - jamais au-dessus de la ceinture - ou par les quotidiennes radiophonique et/ou télévisées de Laurent Ruquier et de sa bande de sans-gênes égrillards. Telle est la plus-value culturelle, une décharge de grivoiseries redondantes, dont va bénéficier la Balagne, région déjà grandement vérolée par la rivalité mimétique entre baltringues issus du même tonneau.
« Ùn mancava piu ch’a ella » (Il ne manquait plus qu’elle), ont réagi sur les réseaux sociaux, sans écho mobilisateur notoire, quelques grincheux, à la nouvelle de son intrusion. Il est vrai que nous les Corses avons tendance à être fort complaisants avec ces oiseaux migrateurs aux ailes plus ou moins pailletées. Une attitude qui relève de l’intérêt matériel, de la sensibilité à la flatterie, mais surtout d’une forme de snobisme élitaire dirigé par ricochet contre la pinzutaille, cette invasion continentale de masse bâtisseuse des fameuses « résidences secondaires en préfabriqué », « ces Français de merde », tout juste bons à dauber, à racketter ou à plastiquer, qui contribuent à rendre les indigène de souche minoritaires sur leur propre terre.
Une pinzutaille à laquelle Patrice Franceschi, l’esthète boudeur, reproche de se déverser et de s’avachir sur les plages à la belle saison touristique, imperméables qu’ils sont, ces pignoufs, aux beautés authentiques et secrètes de l’île (la sienne, dont il décline amoureusement les charmes discrets dans un dictionnaire égotiste). Il est justement aujourd’hui question d’introduire des quotas de visiteurs, sur les sites les plus remarquables : les résidents, dont Christine Bravo, y seront prioritaires.
Réappropriation d’une « Keurse » macdonalisée, pour parler comme l’anthropologue binaire Pierre Bertoncini. Mais au profit de qui ? De quelle fraction de la bourgeoisie ?
On est chez nous, elle est chez elle. Le 11 juin, la plantureuse sexagénaire a convolé à la mairie d’Occhiatana, sans rameuter presse spécialisée ni paparazzi. Un mariage tout simple, justifié par sa modeste situation financière de retraitée. « J’ai juste assez pour vivre dans le maquis corse ». Saluons l’ascèse. Car, sauf nouvel épisode délirant, elle compte bien passer le reste de son âge en écocorso-citoyenne, soucieuse de la préservation patrimoniale de sa réserve, munie en quantité de papier hygiénique recyclé pour ses vadrouilles parmi la faune sauvage, confectionneuse de confiture de clémentines bio nustrale, pourchasseuse intraitable de déchets, de pollution, de comportement allogène inapproprié - le tout en massacrant, à l’heure du shaker, la bien nommée goualante « U mio mulinu », cet échelon élémentaire d’immersion linguistique à travers le chant. On suppose par ailleurs que, dans un souci de cohérence, elle a entrepris les démarches pour obtenir une concession au cimetière de son village. Le sous-sol ne ment pas.
Et à ce sujet (exemplarité, agacement de propriétaire face aux déprédations causées par la pinzutaille) une question - ou plutôt deux - nous turlupinent depuis 2020. Guy Bedos, archétype abject du people, déférent à l’endroit de l’ethnie d’accueil et engagé dans la sauvegarde militante de son environnement privé, a eu droit à de solennelles funérailles à Lumio, colons et colonisés mélangeant et surjouant leur affliction. Questions donc. A-t-il été inhumé avec sa moumoute ? Et si oui, celle-ci était-elle biodégradable ?
François de Negroni
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