Le vent tourne en Côte d’Ivoire. Lundi 6 août, le président Alassane Ouattara a annoncé l’amnistie de huit cents personnes dont Simone Gbagbo, l’épouse de l’ancien président, libérée dès ce mercredi. Un scénario inimaginable il y a encore quelques mois.
Un magma bouillonnant et mouvant. C’est ce à quoi ressemble aujourd’hui la scène politique ivoirienne, en plein bouleversement après plusieurs années d’atonie. De manière stupéfiante, les rapports de force sont en train de changer, des alliances se désagrègent et d’autres se constituent dans un enchaînement d’événements qui semble s’accélérer. En ligne de mire, l’élection présidentielle de 2020. Et au milieu, le président Alassane Ouattara, 76 ans, et son parti, le Rassemblement des républicains (RDR), de plus en plus seuls.
Pour la première fois depuis son accession au pouvoir, en mai 2011, le chef d’État, réputé intraitable, s’est résolu à lâcher du lest. Lundi 6 août, veille de la fête de l’indépendance du pays, il a créé la surprise en annonçant qu’il allait amnistier huit cents personnes, dont trois cents en prison, poursuivies ou condamnées pour des faits liés à la crise post-électorale de 2010-2011. La majeure partie de ces détenus étaient jusque-là considérés comme des prisonniers politiques par l’opposition et des organisations de défense des droits de l’homme.
Parmi les bénéficiaires de cette amnistie, Simone Gbagbo, 69 ans, épouse de l’ex-président Laurent Gbagbo. Emprisonnée depuis le 11 avril 2011, condamnée en 2015 à vingt ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’État », elle a été libérée dès mercredi. Elle a été accueillie par une foule en liesse au domicile familial d’Abidjan. Plusieurs autres figures historiques de la gauche ont été libérées dans la foulée, dont l’ex-ministre Assoa Adou, 72 ans, condamné en 2017 à quatre ans de prison.
Tous les acteurs politiques ont salué la décision du président, contrairement à des ONG nationales et internationales : « Aucune amnistie ne devrait s’appliquer aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité et autres graves violations des droits humains commis en Côte d’Ivoire pendant la crise post-électorale de 2010-2011 », ont-elles dit. Mais encore faut-il que la justice ait un jour pris en considération les victimes de ce conflit, qui a fait officiellement trois mille morts. Au lieu de cela, elle a été utilisée depuis 2011 pour des règlements de comptes politiques. Les ONG n’ont pas relevé qu’Alassane Ouattara n’avait pas respecté la Constitution en prenant son ordonnance d’amnistie : il aurait dû au préalable soumettre une loi au Parlement et attendre que ce dernier donne son accord.
Le chef d’État a fait une autre annonce : il a déclaré avoir demandé au gouvernement de réexaminer la composition de la Commission électorale indépendante (CEI), chargée d’organiser et de superviser les élections. Depuis plusieurs années, l’opposition demande que cet organe soit réformé, car il est contrôlé de fait par le pouvoir. En 2016, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a elle aussi jugé qu’il n’était ni impartial ni indépendant, et que l’État ivoirien violait, entre autres, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle ordonnait à l’État de se mettre en règle, ce que les autorités ont refusé de faire.
Alassane Ouattara n’a pas fait ces quelques concessions délibérément. Il y a été contraint. Les ambassadeurs des pays de l’Union européenne, ses principaux partenaires, ont récemment laissé fuiter un rapport confidentiel dans lequel ils dressent un bilan catastrophique de sa présidence. Ils y évoquent des autorités qui se « montrent hermétiques aux critiques internes ou externes, et semblent désireuses de ne laisser aucun lieu de pouvoir leur échapper », un pouvoir qui est « trop faible politiquement pour accepter le jeu démocratique », la « rhétorique » du RDR qui est « guerrière », une « “classe dirigeante” dont l’enrichissement (…) est parfois spectaculaire ».
Soulignant eux aussi la nécessité de revoir la CEI, ils observent que la société ivoirienne est « de plus en plus agitée par un mécontentement perceptible », y compris au sein de la population, « principalement du nord », qui le soutenait en 2010. Les diplomates affirment que « le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté entre 2011 et 2016 », tout en s’inquiétant de la lenteur des réformes du secteur sécuritaire – l’année 2017 a été marquée par des mutineries à répétition.
Ouattara perd le soutien de son principal allié politique
À lui seul, ce rapport accablant, dont l’Agence France-Presse s’est fait l’écho le 2 août, est un événement et le signe d’un incroyable retournement de situation. Pendant sept ans, jamais les pays membres de l’UE n’ont émis la moindre critique publique sur la gouvernance d’Alassane Ouattara, bien que les maux dénoncés aujourd’hui aient existé dès ses débuts à la présidence – avec, en plus, d’innombrables violations des droits de l’homme.
Cela s’explique : c’est grâce au soutien politique, financier et militaire des États européens, la France en tête, qu’il a pu prendre les rênes de la Côte d’Ivoire. Il avait alors toutes leurs faveurs. En retour, il a facilité leurs affaires dans le pays. Mais, aujourd’hui, le pouvoir de celui qui fut directeur général adjoint du Fonds monétaire international est en train de s’effondrer. À tel point qu’il pourrait y avoir des conséquences sur les investissements étrangers, estiment les ambassadeurs de l’UE, qui écrivent : « L’enjeu est qu’en vue de l’échéance de 2020, les dérives constatées actuellement ne conduisent pas à de nouvelles difficultés majeures, qui seraient aussi dommageables aux citoyens ivoiriens qu’aux intérêts européens. » Ils reprochent aussi aux autorités d’être de plus en plus rétives à leurs demandes de dialogue et donc de ne plus obéir à leurs desiderata.
Alassane Ouattara n’a pas seulement perdu le soutien des Occidentaux et du nord ivoirien. Il est aussi, et c’est lié, lâché par son principal allié politique, l’ex-président Henri Konan Bédié, qui dirige le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA). Lors de la présidentielle de 2010, les deux hommes avaient formé une coalition contre le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo. Henri Konan Bédié, 84 ans, avait appelé à voter au second tour pour Alassane Ouattara. RDR et PDCI-RDA s’étaient ensuite partagé le pouvoir.
Mais depuis quelques mois, leurs relations sont devenues conflictuelles. Le lien semble même rompu depuis que la direction du PDCI-RDA a refusé, en juin, de créer un « parti unifié » avec le RDR. Ce projet était porté par Alassane Ouattara et devait lui profiter, le RDR ayant un poids politique bien moindre que le PDCI-RDA, ancien parti unique fondé par le président Félix Houphouët-Boigny (1960-1993).
Rancunier, Alassane Ouattara a fait sanctionner des cadres du PDCI-RDA : le 1er août, le gouvernement a révoqué le maire de la commune du Plateau, à Abidjan, en violation de la loi. Le PDCI-RDA a répliqué en dénonçant une « dérive autoritaire ». Longtemps aphone, il est désormais devenu le parti qui s’exprime et critique le plus, lançant même des piques sibyllines au président. Tout en disant espérer que l’amnistie contribuera « à une décrispation de la vie politique », il a ainsi déclaré qu’il remerciait « la communauté internationale et tous les acteurs qui ont œuvré, dans le secret, pour faciliter la prise de cette décision ».
Basculant subrepticement dans l’opposition, le PDCI-RDA se rapproche aussi d’autres partis. Fin juin, Henri Konan Bédié a rencontré des membres d’un mouvement fondé par Charles Blé Goudé, l’ancien ministre de la jeunesse de Laurent Gbagbo. Un responsable du PDCI-RDA, Jean-Louis Billon, ministre du commerce de 2012 à 2015, a quant à lui rendu visite, fin juillet, à Laurent Gbagbo, 73 ans, et à Charles Blé Goudé à la prison de la Cour pénale internationale, aux Pays-Bas, où les deux hommes sont jugés pour crimes contre l’humanité.
Le PDCI-RDA sait que Laurent Gbagbo, qui jouit toujours d’une grande popularité, pourrait retrouver la liberté d’ici à quelques mois, à l’issue de l’examen de sa demande de non-lieu déposée fin juillet. En cas de libération de l’ex-président, son parti, le FPI, très affaibli par les années de présidence Ouattara, retrouvera de la vigueur, tout comme le reste de l’opposition qui a longtemps vécu dans un climat de peur. Le pouvoir aura du mal à survivre politiquement.
En attendant, Alassane Ouattara n’a pas perdu totalement la main. Rien ne dit qu’il laissera la révision de la CEI aboutir aux réformes demandées par l’opposition. Il reste aussi en partie maître du temps : après avoir alternativement évoqué l’idée d’un troisième mandat et la volonté qu’il aurait de passer le flambeau à une nouvelle génération, il n’a toujours pas dit clairement s’il comptait bien quitter le pouvoir en 2020, à la fin de son second et dernier mandat, comme le prévoit la Constitution. En entretenant ainsi le doute, il demeure au centre du jeu politique.