Article initialement paru sous le titre :
Gabon: la France va-t-elle lâcher Ali Bongo?
30 AOÛT 2016 | PAR FANNY PIGEAUD
« Une alternance serait signe de bonne santé démocratique », a estimé dimanche le Parti socialiste français. Le sortant Ali Bongo Ondimba et l'opposant Jean Ping, principaux candidats à l'élection présidentielle, revendiquent chacun la victoire. Alors que le résultat tarde à être proclamé, l'ONU met en garde contre les violences.
Quelle mouche a piqué le Parti socialiste français ? Dimanche, le PS s’est invité dans l’élection présidentielle du 27 août au Gabon en prenant parti contre l’un des candidats, le président sortant Ali Bongo Ondimba, et ce bien avant la proclamation officielle des résultats, d'abord attendue mardi 30 août en fin d’après-midi puis différée. « Alors que les premières estimations indiquent que le président sortant Ali Bongo serait battu au profit de Jean Ping, la sérénité doit présider à l’issue du scrutin », professe le parti dans un communiqué aux accents paternalistes. « Le vote libre des citoyens est l’outil par lequel la démocratie s’exprime et l’alternance, quand ils le décident, doit fonctionner. Voilà pourquoi la démocratie doit triompher au Gabon comme c’est déjà le cas dans plusieurs États et ce mouvement doit s’amplifier. Voilà plus d’un demi-siècle que la famille Bongo gouverne le Gabon. Une alternance serait signe de bonne santé démocratique et un exemple. »
À Libreville, le camp d’Ali Bongo Ondimba, dit aussi « ABO », a évidemment très mal accueilli cette déclaration. « Une fois encore le Parti socialiste fait dans l’ingérence et le néo-colonialisme le plus douteux après son communiqué sur le Gabon », a twitté le ministre de la communication et porte-parole du candidat ABO, Alain-Claude Bilie By Nze. Un de ses collègues ne décolérait pas lundi soir, évoquant un communiqué « de petit Blanc qui se croit dans son bac à sable africain ». Ping a pour sa part mis en ligne la déclaration socialiste sur son site Internet dans la rubrique Premiers messages de félicitations depuis l’international.
La sortie du PS a indubitablement jeté de l’huile sur le feu qui couve au Gabon depuis samedi : la tension ne cesse de monter dans ce petit État pétrolier de 1,8 million d’habitants, les deux plus gros candidats, soit ABO et la principale figure de l’opposition, Jean Ping, ayant chacun de leur côté annoncé leur victoire. Dès samedi soir, Bilie By Nze a en effet déclaré que ABO « remportera la victoire ». Le lendemain, dimanche, c’est Ping qui a expliqué aux médias : « Je suis l’élu. J’attends que le président sortant m’appelle pour me féliciter. » Depuis, les deux camps se livrent à une bataille médiatique féroce, à coups de communiqués, s’accusant mutuellement de toutes les turpitudes, encourageant la prolifération de rumeurs toujours plus folles. Ping accentue tout particulièrement la pression sur son adversaire : « Le peuple gabonais défendra par tous les moyens la victoire que tous les faucons civils et militaires sont en train de vouloir lui voler », a-t-il prévenu lundi 29.
Son camp dit craindre un passage en force d’ABO, tandis que l’entourage de ce dernier redoute que ses partisans ne descendent dans la rue, entraînant des violences graves de la part des forces de sécurité. À la question « Y a-t-il de quoi être inquiet ? », un diplomate en poste à Libreville a répondu lundi : « Oui. La situation est fortement polarisée. Les prochaines vingt-quatre heures vont être déterminantes. Pour le meilleur, ou pour le pire. »
Chacun, à Libreville et Port-Gentil, la capitale économique, a en tête le scénario de la précédente présidentielle, organisée en 2009 après la mort du président Omar Bongo qui avait dirigé le pays pendant quarante et un ans. ABO, fils d’Omar Bongo, avait affronté un ex-ami très proche, André Mba Obame, qui se présentait comme candidat indépendant après avoir été longtemps à ses côtés au cœur du régime de Bongo père. Au terme d’une élection chaotique, ABO, qui bénéficiait de la machine électorale du parti de son père, avait été officiellement déclaré vainqueur. Dénonçant des fraudes, Mba Obame avait contesté les résultats. Il y avait eu pendant plusieurs jours des manifestations de ses partisans à Libreville et Port-Gentil, violemment réprimées par les forces de sécurité. Au moins trois personnes avaient été tuées. La Cour constitutionnelle, dont la présidente a eu des enfants avec Bongo père, avait rejeté les recours des opposants.
Aujourd’hui domine l’impression que l’on assiste à une redite de 2009, avec cependant une différence de taille : la position de la France, qui garde une influence considérable sur la vie politique et économique gabonaise. En 2009, ABO aurait eu du mal à s’en tirer s’il n’avait disposé de l’appui du président français Nicolas Sarkozy et de vieux flibustiers de la Françafrique comme l’avocat Robert Bourgi. En 2016, le paramètre « France » n’est visiblement plus en sa faveur, si l’on se fie au communiqué du PS. Pour beaucoup, à Libreville, le parti pris des socialistes est aussi le reflet de la pensée de la présidence française, malgré les dénégations d’officiels français. Alors qu’à la veille du scrutin Paris ne soutenait aucun candidat ouvertement, le curseur semble donc s’être déplacé vers Ping.
Ce n’est pas une grosse surprise : cela fait plusieurs années que le lien Paris-ABO s’est distendu. Du temps de Bongo père, tout allait bien : avec l’argent du pétrole, il arrosait tous les partis politiques français qui le lui rendaient une fois au pouvoir, en l’aidant à s’y maintenir. Mais Bongo fils a pris des décisions qui n’ont pas plu aux entreprises françaises, omniprésentes au Gabon. Parmi elles, un redressement fiscal infligé à Total qui n’avait jusque-là jamais payé d’impôts dans le pays. En 2014, un bon connaisseur des relations franco-gabonaises expliquait, alors que des cadres de l’opposition disaient vouloir faire partir Bongo avant même la prochaine présidentielle : « La France officielle évite d’afficher ses préférences, même s’il est évident que tout en ayant besoin du régime gabonais dans ses aventures guerrières dans la sous-région, elle sera la première à se féliciter de sa chute. »
En septembre 2015, ABO a aggravé son cas avec une sortie peu diplomatique faite depuis le perron de l’Élysée après une rencontre avec Hollande. Le président gabonais avait déclaré à propos de la brève arrestation de son tout-puissant directeur de cabinet, Maixent Accrombessi, intervenue peu avant en France : « On a voulu humilier le Gabon. » Dans un communiqué publié dans la foulée, la présidence gabonaise avait souligné à propos de l’entretien Hollande-ABO : « Le président gabonais a insisté pour que tout soit mis en œuvre pour décomplexer définitivement les relations entre les deux pays. »
Ping semble de son côté avoir à cœur de se montrer plus amical avec la France : « L’une de mes convictions est qu’Ali Bongo ne défend pas les intérêts de la France. Et je pense que tout le monde en est convaincu », a-t-il déclaré au journal Le Monde en mars 2016. Un signe : Robert Bourgi a lâché ABO pour Ping. Samedi, l’avocat était devant l’ambassade du Gabon à Paris pendant le vote de la diaspora gabonaise, expliquant que, sans lui, ABO courait avec certitude à l’échec.
Sur le terrain gabonais, Ali Bongo a un autre gros handicap : depuis 2009, il n’a pas réussi à améliorer sa cote de popularité. Il est « arrogant et brutal », dit un membre de l’opposition. « Les gens ont conscience que le Gabon est aux mains d’une bande d’apatrides qui s’enrichissent à la pelleteuse », ajoute-t-il. Au fil des mois et des années, de nombreux barons du parti au pouvoir ont tourné casaque pour rejoindre l’opposition. ABO s’est aussi mis à dos une partie de sa famille, qui se déchire autour du fabuleux héritage laissé par le patriarche Omar Bongo. La chute des cours de l’or noir ne l’a pas aidé, le pays étant toujours fortement tributaire de la rente pétrolière.
Ping, 73 ans, ne fait pas forcément rêver ceux qui le soutiennent. Personne n’oublie qu’il a participé, comme ABO, à la gabegie qui a marqué le règne de Bongo père, dont il été à la fois longtemps ministre et le… gendre : il a eu deux enfants avec la sœur aînée d’ABO, Pascaline Bongo. Ex-secrétaire général de l’Union africaine, il est en outre entouré d’anciens cadres du régime de Bongo père qui ont bâti d’immenses fortunes en pillant les ressources de l’État. Pour des militants de l’opposition, il représente tout de même l’espoir de mettre fin au pouvoir des Bongo. « Les gens sauront désormais que si les Bongo ont pu être boutés hors du pouvoir, ce pourra aussi être le cas de Ping. Ping est vieux, il ne s’éternisera pas au pouvoir », dit un opposant. Qui ajoute : « Peut-on trouver quelqu’un de clean dans la classe politique gabonaise ? »
Comment finira ce feuilleton qui pourrait parfois faire penser à une sordide histoire de famille ? Malgré les très nombreux liens de parenté entre opposants et tenants du pouvoir, il n’y avait lundi soir aucune tractation entre les deux camps. « Il n’y a rien pour l’instant, aucune passerelle », selon un analyste.
Lundi, le secrétaire général de l’ONU a demandé « à tous les Gabonais d’accepter les résultats des urnes et de régler tout grief par les moyens légaux et constitutionnels existants » et appelé « tous les acteurs concernés à ne pas inciter ou prendre part à des actes violents ». Dans le camp d’ABO, on aurait voulu que les Européens fassent une déclaration similaire. Un haut fonctionnaire expliquait lundi soir : « On va droit à l’affrontement entre les forces de l’ordre et les partisans de Ping. Les Européens sont dans un jeu douteux et porteront la responsabilité de ce qui arrive, puisque Ping a la conviction d’être soutenu par eux. Il suffisait d’un simple signal de leur part disant qu’ils refusent toute violence pour calmer Ping. Ils refusent de le faire. Si ça brûle demain, les principaux responsables extérieurs seront le PS et Jean-Marie Bockel. » Lundi, l’ancien secrétaire d’État du gouvernement Fillon à la coopération et à la francophonie, et actuel sénateur UDI, s’est en effet lui aussi fendu d’un communiqué disant : « Jean Ping a gagné l’élection présidentielle au Gabon. Cette alternance démocratique est historique au Gabon et une transition politique pacifique et apaisée ne pourra que renforcer un pays en pleine mutation : c’est l’intérêt du pays et de ses responsable de reconnaître et d’assumer face à l’histoire ce succès incontestable de l’opposition rassemblée. Dans ces heures décisives pour l’avenir du Gabon, je veux assurer mon ami Jean Ping de ma solidarité active. »
En attendant l’annonce des résultats par la commission électorale nationale autonome et permanente (accusée par l’opposition d’être en train de se livrer à divers tripatouillages), prévue pour 16 heures GMT ce mardi 30 août à Libreville, un journaliste sur place confiait : « On retient son souffle. » L'ambassade de France à Libreville a pour sa part envoyé aux ressortissants français un message leur demandant de ne plus se déplacer cet après-midi.