Baisse continue des cours du pétrole + coûts élevés des interventions militaires extérieures = une très mauvaise passe pour l’État, qui n’a pas su éviter la prédation autour de l’or noir. Et s’il était temps de repenser le modèle de développement avec toutes les forces vives du pays ?
TCHAD : UNE ÉCONOMIE MALADE
Par Acheikh IBN-OUMAR (Magazine Afrique-Asie, N° 124, mars 2016)
D’un côté, la chute brutale des cours du pétrole depuis 2011 (de 110 à moins de 30 dollars) ; de l’autre, le surcroît de dépenses militaires liées aux interventions extérieures au Mali, en Centrafrique et à la frontière Cameroun-Nigeria contre Boko-Haram. Ce sont les deux raisons, qui paraissent évidentes, des difficultés financières de l’État tchadien.
L’interruption précipitée d’importants chantiers emblématiques, à l’exemple des constructions pour accueillir le sommet – finalement abandonné – de l’Union africaine, et l’irrégularité dans le paiement des salaires et des fournisseurs en sont les manifestation s les plus visibles.
L’année 2015 a connu une série de grèves des fonctionnaires et des étudiants, malgré les appels du gouvernement à la patience et à être « raisonnable » au vu de ces difficultés.
C’est que les arguments « objectifs » des autorités se brisent sur une autre réalité : les pillages des ressources nationales par les affidés du pouvoir.
Le déficit budgétaire de 134 milliards francs CFA (environ 268 millions dollars) annoncé pour 2016 est, par une ironique coïncidence, à peu près équivalent à la somme qui aurait été découverte – selon des fuites d’information ni confirmées ni infirmées par le pouvoir -, en octobre dernier, dans des cartons au bureau et dans les innombrables villas de l’ancien directeur des douanes, accessoirement frère du chef de l ‘État (136 milliards de francs CFA).
Selon le responsable de l’Union nationale des étudiants tchadiens (UNET), le défaut de paiement des bourses, qui a occasionné de fortes perturbations académiques et plongé les universitaires dans d’énormes difficultés sociales, se chiffre pour 2015 à environ 1,5 milliard.
Les exemples sont nombreux illustrant la disproportion entre les gaspillages et dépenses de prestige et les besoins élémentaires des populations.
• Opacité et austérité
Ayant rejoint le club des pays pétroliers en 2003, le Tchad, victime de l’euphorie infantile des élites, n’a pas pu éviter le piège classique du « syndrome hollandais », dont les manifestations et les remèdes possibles font pourtant l ‘objet d’une vaste littérature depuis les années 1970. À cette absence de vision économique et la précipitation à pieds joints dans les doux pièges de l ‘économie rentière, s’ajoutent des pathologie s économiques, spécifiquement tchadiennes et particulièrement dévastatrices.
Ce sont : l’accaparement à la source des ressources publiques par les cercles familiaux proches du pouvoir, dont les membres sans qualification et sans expérience, souvent très jeunes, monopolisent la plupart des postes « juteux », particulièrement les secteurs des hydrocarbures et les régies financières de l’État ; l’explosion des dépenses militaires et sécuritaires ; les détournements liés aux marchés publics et aux grands projets d’infrastructure.
Le Parlement et les autres organes de contrôle sont totalement impuissants, car il y a une déconnexion totale entre les mécanismes institutionnels et la réalité du fonctionnement des circuits financiers. Ainsi, le budget est élaboré juste pour la forme, afin d’alimenter un semblant de débat à l’Assemblée et de répondre aux préconisations des partenaires internationaux.
Mais la procédure s’arrête à ce stade déclaratoire. Les députés, malgré les réclamations de certains élus de l’opposition, n ‘ont jamais l’occasion d’examiner la loi de règlement, alors que dans la procédure budgétaire, c’est cette loi de règlement qui « arrête, chaque fin d’année budgétaire, le montant définitif des dépenses et des recettes de l’ État, ratifie les opérations réglementaires ayant affecté l’exécution du budget, fixe le résultat budgétaire, décrit les opérations de trésorerie ; elle inclut aussi des dispositions sur l’information et le contrôle des finances publiques, la comptabilité et la responsabilité des agents ».
Le Trésor public ne contrôle pas grand-chose non plus. L’argent est directement stocké à la présidence, ou sur des comptes gérés personnellement par des individus triés sur le volet ; chaque échéance mensuelle fait l ‘objet de longues et humiliantes suppliques de la part du ministre des Finances, du premier ministre et du président de l’Assemblée. C’est-à-dire que personne ne connaît exactement l’état réel des finances de l’État.
Cette opacité totale en matière de gestion permet au pouvoir de publier tous les chiffres, n ‘importe quels chiffres.
Parfois il aggrave la situation afin de faire taire les revendications sociales, parfois il l ‘enjolive pour charmer les partenaires extérieurs. Tactique qui paraît efficace, si on en juge les satisfecit réguliers du FMI et de la Banque mondiale, qui paraissent totalement surréalistes pour la masse des Tchadiens.
Le gouvernement vient d’annoncer des mesures d’austérité pour l’année 2016, telles que la réduction des missions extérieures, des émoluments et indemnités, le blocage d’achats de véhicules, la suspension des projets d’infrastructures, afin de se concentrer sur le paiement des salaires, qui se fera, selon le président Déby Itno, sans « retard criant ». Parmi ces mesures, certaines sont dénoncées par les syndicats comme étant antisociales, particulièrement, le gel de nouveaux recrutements dans la Fonction publique, y compris dans les secteurs comme la santé et l’enseignement, où les sous-effectifs sont flagrants. Ces restrictions exacerbent les luttes au sein des privilégiés, personne ne voulant lâcher sa part. Les anecdotes sur des réunions familiales houleuses à la présidence ou sur des pugilats à la direction du contrôle financier alimentent les réseaux sociaux.
Ils sont loin les slogans triomphalistes brandis au début de l’exploitation pétrolière. L’État n’a pas d’autre choix pour le moment que de s’efforcer tant bien que mal à assurer le minimum, pour un pays qui prétend être la « vitrine de l ‘Afrique centrale », et un « pays émergent à l’horizon 2025 » : le paiement régulier des salaires et des fournisseurs, le bon fonctionnement des services administratifs et sociaux et l ‘entretien des infrastructures. Ce serait déjà une bonne chose, en attendant … en attendant quoi ?
Il s’agit de miser sur le redressement des cours du pétrole, car on ne voit pas de stratégie alternative. Or, tous les analystes excluent l’hypothèse d’une reprise rapide du cours de l’or noir. Apparemment, le pouvoir tchadien pense qu’il peut passer ce cap par des gymnastiques diplomatiques. Il y a eu des déclarations très vigoureuses pour dénoncer « l’ingratitude de la communauté internationale » et exiger des compensations financières pour les sacrifices du Tchad sur le plan militaire.
Le plus inquiétant, c’est que le Tchad risque de renouer avec la vocation de « chasseur de primes international » par laquelle il s’était illustré durant la période d’avant le pétrole, comme on l’avait vu en République démocratique du Congo, en Centrafrique, au Soudan et en Libye. Précisément, le président Déby Itno aurai t assuré à Mohamed al-Aïch, vice-ministre saoudien de la Défense, au cours de sa visite à N’Djamena en mars dernier, que le Tchad allait envoyer 10000 hommes aux côtés de la coalition des pays arabes engagée au Yémen. Le ministère des Affaires étrangères tchadien a fait une déclaration prenant le parti de l’Arabie dans sa confrontation diplomatique avec l ‘Iran.
Cet alignement mercantiliste sur les positions saoudiennes dans la géopolitique extrêmement compliquée du Moyen-Orient risque d’avoir des conséquences dévastatrices pour le Tchad et la région . Sans compter le ternissement de l’image du Tchad, qui paraîtrait ainsi être uniquement alléché par les pétrodollars des pays du Golfe pour se tirer d’une passe financière difficile.
• Dialogue nécessaire
Pourtant, d ‘autres choix existent pour le pouvoir. Le rétrécissement de la manne pétrolière peut non seulement être maîtrisé, mais aussi être une occasion pour mettre fin aux mauvaises habitudes, faire un bilan critique du modèle économique suivi jusque-là et construire un nouveau consensus politique et social. Fondée jusque-là sur l ‘achat des allégeances grâce à l ‘argent facile, la gestion de l’État peut être réorientée vers la recherche de convergences salutaires entre les composantes politiques et sociales, autour de projets de construction nationale.
Cela nécessite un dialogue sans complexe avec toutes les forces vives tchadiennes, au lieu de foncer tête baissée vers des élections au résultat annoncé. Il faut affronter sans complexe ni animosité les problématiques régionales, ethniques et même confessionnelles, masquées par une adhésion superficielle de tous les acteurs à la terminologie politique « moderne », et qui sous-tendent les configurations politiques depuis l’indépendance. Les solutions improvisées et les fuites en avant ne feront que pousser la poussière sous le tapis, avec des risques de troubles sociaux incontrôlables et la reprise des rébellions armées, aux effets incalculables, dans un contexte régional plombé par la montée des groupes terroristes, 1’ accumulation des conflits inter-communautaires, l’extension des « zones grises », et la résurgence des interventions militaires otaniennes.
(Par Acheikh IBN-OUMAR, in magazine Afrique-Asie , N° 124 de mars 2016)