Le Point : Que savez-vous de la situation sur place ? Êtes-vous en relation directe avec vos proches sur place ?
Alain Mabanckou : Comme la plupart de mes compatriotes vivant à l'étranger, j'ai souffert de la décision unilatérale et incompréhensible des autorités congolaises de bloquer les moyens de communication, comme si nous étions en Corée du Nord ou en Chine. J'avais le sentiment qu'il ne s'agissait pas d'une élection présidentielle, mais de la réunion d'une société occulte… C'est d'autant plus dommageable que les Béninois viennent de nous donner une vraie leçon de démocratie. Et je félicite le Béninois Lionel Zinsou qui a applaudi son concurrent et reconnu la victoire de celui-ci ! Le Bénin compte presque 11 millions d'habitants, cela leur a pris à peine une journée et demie pour compter (en toute transparence) les voix tout en tenant les citoyens au courant de l'avancement des décomptes. Au Congo-Brazzaville, avec moins de 4 millions d'habitants, cela a pris quatre jours et dans les ténèbres les plus absolues – téléphone, radio et réseaux sociaux coupés – au point de ne pas avoir besoin de sortir de Science Po ou de l'École des Mines pour comprendre que des mains invisibles essayaient de retourner les choses à leur avantage. Les Béninois nous avaient appris autrefois la pêche sur l'océan Atlantique, à Pointe-Noire, je les supplie de nous apprendre aussi les règles de la démocratie…
Vous aviez dénoncé les pratiques du président Sassou-Nguesso dès le référendum qui lui a permis de se représenter : qu'attendiez-vous de ce scrutin ?
J'étais en effet opposé à la révision inopportune et suspecte de la Constitution, une révision que ne souhaitait d'ailleurs pas le peuple congolais. On ne change pas les règles du jeu pendant que se déroule un match. Je suis juriste de formation et je sais que la Constitution est une affaire du peuple, parce que seul celui-ci peut décider des grandes règles qui fondent la nation. Cette étrange Constitution était taillée sur mesure pour l'actuel président dans le but de se succéder à lui-même après des décennies de pouvoir. Le spectacle actuel montre que je n'avais pas tort. Si au moins le peuple était informé de l'avancement de l'élection et que les résultats n'étaient pas annoncés en catimini, nous serions aujourd'hui dans un autre dialogue, et le président Sassou-Nguesso serait sorti vainqueur quelle que soit la configuration, puisque, même dans sa défaite, il serait alors apparu comme celui qui assurait la transition démocratique, le passage d'une génération à une autre. Pourquoi cacher au monde entier l'expression de tout un peuple ? Mieux encore, pourquoi fermer la porte à clé et éteindre la lumière au risque d'être pris pour celui qui voudrait cacher ses turpitudes ? Cette élection est par conséquent louche, frappée de petite vérole dans la mesure où le peuple a eu l'impression que dans cette nuit, dans ces ténèbres où tous les chats étaient gris, des ombres maléfiques besognaient, remuaient les choses pour nous imposer, à l'aube, un verdict qui ne correspond pas du tout au climat général et actuel du pays : un désir de changement politique depuis le sommet jusqu'à la base.
Rien ne vous surprend donc dans le résultat final ?
Je connais ce pays. Il est dans ma chair. Je le respire. Je le sens à chaque battement de mon cœur. Il est impossible, dans l'état présent des divisions claniques et ethniques, qu'un des huit candidats puisse l'emporter dès le premier tour ! Le Congo fonctionne encore sur un vote « régional », voire ethnique. Et, naturellement, il est inimaginable qu'un candidat ayant déjà cumulé 32 ans au pouvoir puisse réaliser cet exploit colossal qui ferait passer Staline pour un guitariste accompagnateur d'un bar de la banlieue brazzavilloise ! Après trente-deux ans, il y a forcément une usure du pouvoir. Souvenez-vous qu'en France l'usure du pouvoir était une des raisons qui avaient conduit à la suppression du septennat renouvelable. Quatorze ans, c'était beaucoup, et le peuple français était exténué ! Mais, au Congo, nous parlons de 32 ans !
Pensez-vous que l'appel à la révolte de l'opposant Jean-Marie Michel Mokoko sera suivi ?
Je ne suis pas un partisan de la violence. Cela mettrait en danger la jeunesse congolaise, avec ce que cela implique comme conséquences en temps de guerre : veufs, orphelins, viols, refugiés, famine, terreur, etc. L'opposition n'avait qu'à ne pas participer à ces élections puisqu'elle savait dès le départ qu'elles seraient problématiques. Ce n'est pas au peuple de souffrir de cette situation, de se lancer dans une guerre civile. Ce peuple n'a pas les mêmes moyens et n'a pas le soutien de la communauté internationale.
Redoutez-vous une insurrection civile ?
Il faut être conscient que mon pays traverse une crise pétrolière, qu'il a déjà essuyé deux guerres civiles à cause de l'or noir et que le peuple congolais n'a jamais, mais jamais, profité de cette manne. J'ai du mal à croire que le président Sassou et son entourage seront tout d'un coup habités par l'Esprit-Saint et se consacreront de manière désintéressée au bien-être du peuple congolais en lui construisant des routes, des écoles, des infrastructures sanitaires, des nouvelles technologies, des sites culturels, etc. Dans mon pays, on ne pense jamais à laisser une trace à la postérité…
Dans quelle mesure peut-on parler de liberté de la presse, je pense à l'agression de nos confrères français sur place ?
Si vos confrères du Monde et de l'AFP ont été agressés (avec une confiscation de passeports et de matériels), il est difficile de s'imaginer que les journalistes congolais, réduits désormais à chanter la messe du dimanche même pendant les jours de la semaine, exerceraient sans s'inquiéter leur métier. Récemment, d'ailleurs, plusieurs intellectuels congolais sont partis à l'étranger, dans des pays d'Afrique ou d'Europe.
Puisque vous êtes aussi français, comment regardez-vous l'attitude de la France face à Denis Sassou-Nguesso ?
À l'automne dernier, souvenez-vous, le président François Hollande avait publiquement validé – sans doute par manque de sens géopolitique africain – le changement arbitraire de la Constitution congolaise lors d'une conférence de presse avec le président malien. C'est cette même Constitution, validée par le président français, qui a finalement permis à Sassou-Nguesso de se représenter après trente-deux ans au pouvoir. Certes, François Hollande s'était vite rétracté par la suite, mais le mal était déjà fait et avait même ouvert la voie à un parti nationaliste français qui s'était immiscé dans le débat congolais. J'étais d'ailleurs navré de remarquer que certains de mes compatriotes épousaient ces dires populistes de dernière minute d'un parti plutôt porté par un élan de nostalgie coloniale. Que ce soit au sujet du Congo ou d'autres pays africains, la France, ces dernières années, a fait preuve d'une grande méconnaissance politique du continent noir.
Est-ce la dernière heure de ce président ?
Tôt ou tard, le jour de l'addition arrivera, car l'éternité est une idée de fakir et de moine, pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre dans Les Mains sales. Le peuple burkinabè a su s'insurger dans la discipline héritée du leader panafricain Thomas Sankara. Il est descendu dans la rue pour renverser un pouvoir qui perdurait depuis plus de vingt ans et pour élire démocratiquement un nouveau chef d'État. En définitive, je dirais que je rêve que le peuple congolais ne verse plus de sang, qu'il se souvienne que Thomas Sankara avait pour modèle le président congolais Marien Ngouabi, assassiné en 1977. « Quand le peuple se met debout, l'impérialisme tremble », clamait alors Thomas Sankara aux États-Unis, à Harlem, le 3 octobre 1984.