Article initialement paru le 9 janvier 2011, en pleine crise postélectorale ivoirienne.
Quelque chose commence à se troubler dans le discours médiatique concernant la Côte d'Ivoire. Une interrogation se répand dans l'opinion : tout n'est peut-être pas aussi simple qu'on l'a cru dans cette affaire. Jusqu'alors, nous pensions tous la même chose : vaincu par les urnes, désavoué par une majorité d'électeurs, condamné par la communauté internationale unanime, Laurent Gbagbo s'accrochait coupablement au pouvoir, au risque de provoquer un carnage dans le pays. Tout cela relevait, en somme, d'une figure classique : celle du satrape exotique prêt, faute de mieux, à lancer ses « escadrons de la mort » à la trousse des opposants.
La cause paraissait donc entendue. La France comme l'Amérique et l'ONU avaient d'ailleurs reconnu en Alassane Ouattara le vrai vainqueur du scrutin, c'est-à-dire le président légitime. Plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest, du même avis, se disaient prêts à intervenir militairement pour chasser le mauvais perdant du pouvoir. Je dois dire que c'est justement cette unanimité qui, depuis le début, m'a dérangé. J'ai pensé à une sage tradition juive, citée par Emmanuel Levinas dans l'une de ses « Leçons talmudiques » : si tout le monde est trop vite d'accord pour condamner un prévenu, alors mieux vaut le libérer, car tout jugement unanime est suspect. Certes, le très roublard Laurent Gbagbo n'est pas « innocent ». On impute à juste titre à ses sbires des violences et des meurtres. Un de nos confrères journalistes a disparu voici quelques années en Côte d'Ivoire dans des conditions suspectes. Gbagbo n'est sûrement pas un ange et cette équipée de deux avocats français (Roland Dumas et Jacques Vergès) accourus de Paris pour le défendre - contre rétribution - est assez grotesque. Il reste qu'une interprétation simpliste de la réalité ivoirienne ne tient plus la route.
Bornons-nous à quelques remarques. Plusieurs journaux, dont notre confrère « Le Monde », ont publié des cartes détaillées du résultat des élections. Elles montraient clairement que la Côte d'Ivoire était coupée en deux. Battu dans la moitié nord (musulmane) au prix de certaines fraudes, Gbagbo reste très majoritaire dans le Sud chrétien, y compris à Abidjan. Cela signifie qu'une opération militaire du clan Ouattara au Sud - et à Abidjan - serait forcément sanglante. Le personnage le plus va-t-en-guerre, Guillaume Soro, n'est autre que l'ancien chef de la rébellion du Nord, le « Premier ministre » de Ouattara. Le rappel de cette complexité géographique liée à des réalités ethniques et religieuses m'a incité à chercher d'autres points de vue que ceux de nos grands médias.
J'ai consulté le blog d'une consur spécialiste de l'Afrique dont je respecte depuis longtemps la compétence : Colette Braeckman, du « Soir de Bruxelles ». Sans blanchir de ses responsabilités le « boulanger d'Abidjan » (appelé ainsi pour sa réputation de rouler tout le monde dans la farine), elle insiste sur quelques vérités dérangeantes. Je cite en vrac : les résultats électoraux « globaux » ne sont pas si clairs que cela ; le jeu des grandes sociétés occidentales en Côte d'Ivoire l'est encore moins ; plusieurs pays africains commencent eux-mêmes à douter et, comme le Ghana voisin, refusent à l'avance d'intervenir militairement. Citant le chercheur Michel Galy, animateur de la revue « Culture et conflits » et bon connaisseur de la Côte d'Ivoire, Colette Braeckman met donc les Occidentaux en garde. En cadenassant le discours dominant sur une vision simplificatrice des choses, on risque d'échauffer un peu plus l'opinion et, au bout du compte, de favoriser une logique massacreuse qui paraît s'éloigner mais peut resurgir à tout moment.
Ajoutons qu'on exacerbe ainsi le sentiment « anti-étranger » qui pourrait bien, un jour, réconcilier les deux camps ivoiriens, mais à nos dépens.