En cet hiver 2006, les juges de la jeune Cour pénale internationale préparent au secret un mandat d’arrêt contre le chef de guerre Thomas Lubanga. En mousquetaire de la justice internationale, le juge Claude Jorda tire son fleuret et porte l’une de ses bottes favorites contre le procureur, Luis Moreno Ocampo. « Où va le bureau du procureur ? demande-t-il sans masquer son impatience. Nous sommes au début de cette Cour. C’est une question qui me tient à cœur, qui nous tient à cœur. Avez-vous l’intention de poursuivre des personnes qui ont une responsabilité nationale ou allez-vous en rester à des personnes qui ont des rôles de chef de milice ? » Le bretteur sait toucher là où ça fait mal.
Et a raison de s’inquiéter.
Comme le milicien Lubanga, condamné à 14 années de prison, les chefs d’État ciblés par la CPI, bâtie en 2002 sur la promesse d’un monde libéré de l’impunité, devaient être placés hors-jeu par plus puissants qu’eux, mais ont connu d’autres fortunes. Au terme d’une âpre bataille, le président kényan Uhuru Kenyatta a été auréolé d’un non-lieu, le libyen Mouammar Kadhafi a choisi de mourir à Syrte plutôt que moisir à Scheveningen, et le Soudanais Omar el-Bachir continue de mener à la trique sa guerre au Darfour, sous l’œil des satellites-espions de la star hollywoodienne George Clooney. Le héros de Nespresso y traque en live des preuves de crimes contre l’humanité.
Se rêvant en Thémis au chevet d’après-guerres et suspendant son glaive sur le crâne des bourreaux, la CPI s’est ainsi vite transformée en arme diplomatique à l’usage des puissants, qui apposent leur label sur le bien et le mal.
Le roman vrai d’« une justice borgne, qui, avec une prudente lâcheté, ne regarde que les crimes des peuples en déroute et oublie ceux des nations qui imposent leur domination ».