Le 2 novembre 1965, Jean-François Kahn alors journaliste de L'Express et son collègue Jacques Derogy publient un article intitulé Les étranges coïncidences de l'affaire Ben Barka. Cinquante ans après, Derogy revient sur la révélation d’un scandale d’état.
Le Contexte
« J'avais été correspondant au Monde en 1963-1964 à Alger donc je connaissais bien Mehdi Ben Barka qui s'occupait à l'époque de la tricontinentale. Cette organisation avait pour but de mettre en convergence les mouvements de libération du tiers-monde.
Un jour, je lui avais demandé de m'organiser un déjeuner avec ces représentants. Il y avait une douzaine de personnes : les représentant de l'Angola, du Mozambique, du Cap Vert de la Guinée-Bissau mais il y avait aussi des représentants de l'opposition portugaise espagnole. L’UPC camerounais était également là. Il se trouve que pendant l’année qui a suivie, toutes ces personnes mouraient une par une. Ca allait de l’assassinat à l’empoisonnement. Lorsque j'ai appris par une dépêche que Ben Barka avait été peut-être enlevé, ça m'a particulièrement frappé parce-que c'était le dernier de ce déjeuner qui était encore vivant mis à part moi. C’est à ce moment-là qu'avec Jacques Derogy qui l’avait aussi connu, nous avons décidé de se mettre sur cette affaire. »
L’enquête
« Très vite nous avons pu prendre contact avec un gaulliste qui a commencé à nous donner quelques éléments nous permettant de démarrer l'enquête à Paris, à Rabat et à Casablanca. Nous avions déjà eu pas mal d'éléments mais il se trouve que j'ai pu rencontrer un témoin qui m’a permis de savoir que certains gangsters comme (Georges) Boucheseiche avaient participé à l'enlèvement. Nous avons pu avoir le témoignage de Georges Figon mettant en cause directement (Mohamed) Oufkir, qui à l'époque était ministre de l'Intérieur marocain, et (Ahmed) Dlimi chef de la police du royaume. Ensuite nous avons appris que des éléments de la police française avaient participé à l'enlèvement : c'est ça qui a créé le scandale !
D'autant plus que Oufkir et Dlimi étaient à Paris et on les a laissé partir sans chercher à les arrêter... »
Quid de la raison d’état ?
« C'est une affaire franco-marocaine dans la mesure où étaient impliqués le ministre de l'Intérieur marocain Oufkir, et le chef de la police française. Par la suite, c'est devenu une affaire franco-française car ça mettait en cause le SDECE. Son représentant à l'aéroport d'Orly, Antoine Lopez avait plus ou moins trempé dans cette affaire. Deux policiers de la brigade anti-drogue avaient fait une pige, si on peut dire ça comme ça, pour le Maroc en participant à l'enlèvement.
La raison d'État a joué au début de cette affaire mais à partir d'un moment de Gaulle a dit qu’il était indigné et qu’il faillait que la vérité soit connue et la justice rendue. Les policiers et Lopez ont été sanctionnés. C’est clair qu’au départ il y a eu un verrouillage de l’Etat qui en ralenti l'enquête mais après l’enquête a pu se dérouler. D'ailleurs Dlimi a comparu au tribunal. »
Les derniers mystères de l’affaire
« On sait pratiquement tout de cette affaire mais il reste deux inconnus : qu'est-ce qu'est devenu le corps ? Et la deuxième, est-ce que Oufkir et Dlimi étaient couverts par Hassan II ou ont-ils agis dans son dos ?
C'est évident que les marocains savent la vérité !
D'autant plus qu'il y a deux membres des services secrets marocains qui ont participé à cette affaire dont nous n'avons plus de nouvelles…
Il y a des documents qui nous permettraient de répondre à ces questions mais ils ont été verrouillés et n'ont pas été rendus publics.
Pour résumer le pouvoir marocain sait tout de cette affaire : 80% ont été révélés mais concernant les 20% restant, le pouvoir marocain ne veut pas laisser fuir. »
Propos recueillis par Kalidou SY