Cinquante ans après la disparation du leader socialiste marocain, le dossier d’instruction est toujours ouvert. Cet assassinat politique mêlant les services secrets des deux pays va vite devenir « l’affaire Ben Barka » ou l’illustration de ce qu’on appelle la Raison d’Etat.
En ce jour du 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka, opposant du Roi Hassan II a rendez-vous à la brasserie Lipp situé au Boulevard Saint-Germain à Paris. Ce rendez-vous, prévu de longue date, doit porter sur un projet de film documentaire consacré à la décolonisation. Peu avant le rendez-vous, il est interpellé par deux policiers qui le font monter dans leur voiture. Mehdi Ben Barka ne sera plus revu.
Cinquante ans après, si son enlèvement ne fait plus aucun doute, une chape de plomb règne sur les circonstances de sa mort. Son fils, Bachir Ben Barka préfère nommer ce silence autrement « On l’appelle la raison d'État avec « Etats » au pluriel. On retrouve principalement l'État marocain, l'État français, mais aussi Israël via le Mossad et les États-Unis avec la CIA. » Explique-t-il. Cette thèse d’un assassinat est confirmée par Joseph Tual, journaliste qui enquête sur cette affaire depuis plus de vingt ans. Pour lui, le royaume Marocain est le principal responsable de cet assassinat, même si Hassan II a pu consulter, voir informer les puissances étrangères (USA, Israël) sur l’hypothèse de l’élimination d’un opposant devenu de plus en plus gênant «Toutes les divagations de services secrets autres que celui de la Monarchie marocaine, n’ont jamais été validés par l’instruction actuelle. » « explique-t-il.
Un leader aux côtés de Che Guevara et Fidel Castro
Pourquoi autant de services secrets se seraient coalisés pour éliminer un simple opposant politique ? Parce-que Mehdi Ben Barka était bien plus que ça. Il incarnait l’anti-impérialisme, les droits de l’homme, la lutte pour l’intérêt des peuples. Professeur de mathématiques, il a même lutté avec le souverain Mohamed V pour l’indépendance du royaume Chérifien. Une relation de confiance régnait entre les deux personnages. Mais lorsque Hassan II arriva au pouvoir en 1961, une cassure s’est établie avec Ben Barka, qui deviendra ensuite un farouche opposant du Roi. Son fils Bachir, qui avait quinze ans moment de l’enlèvement, se souvient « Mon père est devenu la cible principale des services sécuritaires marocains. Il a échappé à plusieurs tentatives d'assassinats et a été condamné mort à deux reprises. » Dit-il. Durant cette période, se mettait en place une solidarité entre les peuples des trois continents du Sud ; l'Afrique, l'Asie, et l'Amérique latine, pour pouvoir faire face aux changements intervenus après les indépendances. L’opposant marocain présidait le comité préparatoire de la Conférence Tricontinentale (qui a eu lieu à La Havane après sa mort).
La mise en place de ce projet l’a amené à côtoyer des leaders du Tiers-monde tels que : Che Guevara, Mehdi Ben Bella, Fidel Castro encore Hô-Chi-Minh. Outre le fait qu'il soit le principal opposant au Roi Hassan II, c’est surtout sa dimension internationale qui dérangeait « Il aurait tôt ou tard pris le pouvoir au Maroc et fait entendre cette troisième voix dans ce monde bipolaire de l’époque. » explique Joseph Tual.
Si l’enlèvement de Mehdi Ben Barka ne fait plus aucun doute, les questions concernant circonstances exactes de son assassinat restent à éluder. Et pour cause, son corps n’a jamais été retrouvé. Et là encore, les versions divergent. L’hypothèse du corps de la victime dissous dans l’acide sulfurique a été évoquée. Mais pour le journaliste, auteur du documentaire Ben Barka, l'obsession,cette version est fausse car le coupable est connu « Il a été étranglé par George Boucheseiche (truand français de l’époque). » Dit-il.
De nombreux français impliqués
Quid de la complicité de l’État français ? La France est mise en cause car elle aurait apporté une aide logistique au Maroc dans l’enlèvement de Ben Barka. Plusieurs français sont impliqués dans l’affaire : les deux policiers qui l’ont interpellé non loin de la brasserie Lipp étaient français, l’appartement de Georges Boucheseiche (truand dont on ignore s’il travaillait pour le compte de la France) situé à Fontenay-le-Vicomte, a probablement été le lieu de l’assassinat et enfin Antoine Lopez, chef d’escale à Orly était un informateur du SDECE (services secrets français).
Côté marocain, Mohamed Oufkir et Ahmed Dlimi, respectivement Ministre de l’intérieur et chef de la police, étaient en France le jour de l’enlèvement. Simple coïncidence ? L’avenir nous dira que non. Et pour cause, Georges Figon révèle, dans un article publié par l’hebdomadaire L‘Express du 10 janvier 1966 et intitulé « J’ai vu tuer Ben Barka », l’implication des deux hommes. Le scandale est révélé. Mais pour Joseph Tual, ce ne sont que des affabulations « l’article de l’Express écrit Jean-François Kahn est un bidonnage sur ordre Marocain de A à Z. » révèle-t-il. D’ailleurs Georges Figon démentira plus tard avoir donné cette interview aux deux journalistes…
Quels que soient les commanditaires de cet assassinat pour la famille Ben Barka il reste un ultime combat à mener : obtenir la déclassification des documents secrets défense par l’Etat français « C'est grave pour un pays de droit comme la France de refuser à une famille et à l'opinion publique la vérité. Malheureusement ce ne serait pas la première fois que des services secrets français soient impliqués dans un assassinat... » Il ajoute non sans émotion « D'autres familles qui ont été dans le même cas que nous ont pu faire leur deuil. Nous, nous ne pouvons pas le faire. Il n’y a même pas de cadavre pour se recueillir… »
Kalidou SY
Les personnages-clés de l’affaire
- Georges Boucheseiche : Célèbre truand ayant participé a des braquages de banques, il fut souvent utilisé par le SDECE pour des missions secrètes. C’est dans sa maison de Fontenay-le-Vicomte, en région parisienne, que Ben Barka aurait été assassiné. Lors du procès de l’affaire en 1967, il fut condamné a perpétuité. Il serait décédé au Maroc en 1972.
- Georges Figon : le personnage le plus mystérieux de l’affaire. C’est lui qui attira le leader marocain à Paris en faisant avec le prétexte du documentaire sur la décolonisation si cher à ses yeux. En janvier 1966, L’Express titre en Une « J’ai vu tuer Ben Barka » s’appuyant sur de longues révélations de Georges Figon. Plus tard, il démentira avoir donné une interview au journal. Il est retrouvé mort dans son appartement le 11 janvier 1966. Selon l’enquête de la police, il se serait suicidé.
- Antoine Lopez : Chef d’escale à l’aéroport d’Orly, son rôle dans l’enlèvement est trouble. La seule certitude est sa proximité avec le SDECE. D’ailleurs il conduisait la voiture qui a conduit Ben Barka au domicile de Boucheseiche.
- Mohamed Oufkir et Ahmed Dlimi : respectivement Ministre de l’intérieur et chef de la police du Royaume Chérifien, leur participation à l’assassinat de l’opposant marocain ne fait plus aucun doute. Mais des deux personnages, c’est Oufkir qui a joué le plus grand rôle. Cet ancien officier de l’armée française avait des liens étroits avec le SDECE. Une fois sa mission accomplie, il a pu repartir au Maroc avec son compère Dlimi sans blocage des autorités françaises. De Gaulle qui, au départ, ignorait tout de cet assassinat, a lancé un mandat d’arrêt international, en février 1966 contre Oufkir, une fois la vérité révélée au grand jour. Il meurt en 1972, probablement exécuté après une tentative ratée de coup d’état contre Hassan II. Son compère Dlimi, mourut quand a lui, dans un mystérieux accident de voiture en 1983.
Dossier réalisé par Kalidou SY