Qui ne connaît Antoine Glaser ? Aussitôt que l’Afrique pointe son nez dans l’actualité médiatique, il déboule au débotté à France 24 ou sur la Cinq, chez cette enflure d’Yves Calvi, pour nous y pomper l’air avec ses obsessions, ses médiocres certitudes, sa délectation morose. Qui n’a goûté ses manières onctueuses et blasées ? Ses grandes moues dédaigneuses et ses petites mines de poulet irrité à l’endroit des intervenants, sur le plateau ? Son ton doux-amer, mi-prédicateur américain, mi-oiseau de mauvais augure ? Bizarrement, il ne s’est jamais fait épingler par les profileurs émérites en experts bidon et en éditocrates soudoyés. Aucun parmi les Halimi, Fontenelle, Boniface, Carles, et autres gâchettes, n’a estimé utile de l’inscrire à son tableau de chasse. Considéré comme du trop menu fretin, sans doute ? Certainement, même. Son engagement univoque dans des débats et des règlements de compte jugés périphériques, sinon exotiques, le classe un rang en dessous de la catégorie vedette des consultants généralistes, transfuges de la presse bourgeoise de référence ou d’instituts de recherches aux sigles pompeux. Pourtant, la façon à la fois capitularde et jubilatoire dont il s’excite sur les relations franco-africaines postcoloniales, depuis tant d’années, l’énergie inlassable qu’il consacre à cet ambigu travail du deuil, son obstination maniaque, légitiment bien un rapide détour critique.
En préambule à chaque émission, le présentateur ne manque pas de rappeler la glorieuse geste fondatrice de l’invité : Glaser, impossible de l’ignorer, a créé en 1984 et dirigé jusqu’en 2010 le bimensuel La Lettre du Continent. Une revue appréciée pour ses informations précises, voire quasi-confidentielles, sur la situation des pays subsahariens (toujours un coup d’avance, chers confrères…) et largement suivie par un lectorat d’opérateurs économiques et d’investisseurs. Il fallait toutefois, surtout dans le contexte de l’époque, donner à cette publication une coloration idéologique vaguement anti-impérialiste, qui lui serve de faire-valoir : ce sera la dénonciation incessante de la Françafrique, ce trop fameux pré carré linguistique, monétaire, militaire, sous le contrôle opaque d’affairistes et de réseaux politiques tortueux. Le livre noir de la Cinquième République. Du crapoteux à tous les étages.
Une bonne pioche, sans conteste. Cette dénonciation permet de rassembler dans une même indignation des auditoires convertis d’avance. Les belles âmes métropolitaines, toutes chapelles confondues ; les expatriés opportunistes, démagogues ou mal dans leur peau ; les délégations occidentales étrangères ou les personnels des organismes internationaux, impliqués dans de vieilles luttes d’influence ; les opinions publiques locales, facilement mobilisables contre ce bouc-émissaire omniprésent. Elle s’appuie en outre sur des agissements, des opérations, des procédures, abondamment connues, commentées et médiatisées. Corruption, soutien aux potentats, ingérence, interventions armées, scandales financiers, liquidations d’opposants, barbouzeries diverses, complicité présumée de génocide… L’histoire immédiate alimente sans répit le florissant marché cathartique de la décolonisation.
Une bonne pioche et un excellent filon. Pas moins de six ouvrages publiés (dont deux cosignés avec le compère Stephen Smith, le sniper-adjoint de la négrologie punitive), six variations à main armée sur le thème de la Françafrique. Mais à force de tirer sur l’ambulance, celle-ci risquait bientôt de se transformer en corbillard et de précipiter la faillite du fonds de commerce éditorial. Notre avisé procureur a donc renversé la proposition. Mi-temps. Balle au centre. On reprend les mêmes, on échange les maillots, on permute et on continue. La Françafrique est morte, vive l’ Africafrance, nouveau label déposé, après réanimation du corpus. Elle est repartie, la plaintive ritournelle. Une demi-douzaine d’opus à venir et des heures de fanfaronnade à la télévision, si Dieu le veut.
Glaser n’est ni Samir Amin ni Charles Bettelheim. Lesquels, parmi d’autres, identifiaient dans la pratique néocoloniale à la française un sous-ensemble susceptible d’entrer en conflit géopolitique avec le projet capitaliste central d’accumulation à l’échelle mondiale. Ladite Françafrique, une réalité moins homogène, plus ambivalente qu’il n’y parait, par-delà ses turpitudes avérées et son usage intempestif de la canonnière? Voire un leurre ? Ou même,parfois, un pôle de résistance civilisationnel à l’hégémonisme de l’Empire ? L’expression aussi,dévoyée mais connivente d’une forme de parenté classificatoire, d’affinités sélectives, enracinées dans des dérisions partagées ? Un espace-temps discontinu d’engendrements mutuels ? Bref, on n’en finirait pas de souligner la complexité d’un système dont une grille de lecture moralisante et rageusement à charge ne parvient pas à rendre compte. Mais Glaser, lui, ne veut rien savoir des aventures subsahariennes de la dialectique. Le grigou possède une besace gonflée de dossiers et de lourds secrets ; ses agendas regorgent de rendez-vous avec des contacts mystérieux. Il a fait de son bout de lorgnette une longue-vue géante d’où les pieds-nickelés ont des gabarits de superhéros de la World Trade Company. Il fouine, il trace sa zone. Sa vision, son combat, sa rente, sont tout entiers résumés par l’intitulé d’un chapeau de la presse satirique : « La Françafrique prospère youp la boum ». L’Africafrance, dorénavant, avis aux rédactions.
Quand l’expert succède à l’intellectuel, il n’y a pas que la pertinence qui en pâtisse. L’appropriation affective le cède au regard froid et le monopole de l’émotion est abandonné aux nouvelles troupes d’occupation larmoyantes de l’humanitaire. Avec Glaser et consorts, on passe du sanglot de l’homme blanc au hideux rictus du spécialiste ; on n’est plus dans le « je t’aime moi non plus » sacrificiel du coopérant progressiste d’autrefois, mais dans le cinglant « nous sommes détestés, nous l’avons bien cherché » d’une imprécatrice Calixthe Beyala d’aujourd’hui. Le discours n’est ni décliniste, ni repentant. Il est maussade et sarcastique. C’est en toute impassibilité - celle du journaliste de terrain et d’arrière-boutique - que Glaser convie son public d’auditeurs et de lecteurs à explorer ses constructions manichéennes en noir et blanc. S’inclut-il pour autant, personnellement, parmi les mauvais sujets du processus historique ? On peine à envisager qu’il puisse bouder les bénéfices symboliques de ses allégations au marteau auprès des fractions tiers-politisées des élites locales, qui, depuis cinquante- cinq ans, poussent en chœur la même goualante.
Sorti de cette Françafricafrancomanie compulsive et de ses fastidieuses incriminations, le condescendant Glaser a-t-il quelque message à délivrer, d’autres missives de premier choix à poster, concernant le futur du continent noir ? Et comment ! L’homme, éperdument désireux de suggérer qu’il en sait bien davantage que ce qu’il consent à divulguer, ne se fait pas prier. Il suffit d’appuyer sur un bouton. Et, devant le bon Yves Calvi bouche bée, la prunelle gloutonne, il déroule. Emphatique quand il évoque le Nigeria, cette puissance colossale, qui – tenez-vous bien – dépassera en population les Etats-Unis d’Amérique à l’horizon 2050. Prophétique dès qu’il s’agit d’annoncer des mutations irréversibles en cours, tels que – rendez-vous compte – l’éclatement des frontières coloniales et la recomposition des états sur des bases tribalo-religieuses. Alarmiste lorsqu’il évoque en cascade - accrochez-vous - la captation chinoise des richesses minières et agricoles, la montée de l’islamisme radical, la poussée des églises évangélistes ou la détresse menaçante d’une jeunesse laissée sur le bas-côté du décollage économique, privée de débouchés et vouée à l’émigration ou au djihad. Apocalyptique – mayday, mayday - alors que, rebondissant sur l’affaire des exactions sexuelles pédocriminelles de la soldatesque française, il révèle avoir maintes fois assisté au spectacle indigne de vieux Européens dépravés lutinant de jeunes prostituées noires. Mais où traîne-t-il donc, le fourbe ? Rien, vraiment rien, n’échappe à sa sourcilleuse vigilance. Entre un animateur inculte et béat, un colonel de réserve branché sur l’animisme et l’arbre à palabres, et deux ou trois géo-stratèges multicartes complètement azimutés, il peut se gargariser à souhait des grandioses platitudes de ses énonciations. Et si d’aventure, ce présumé incollable en ethno-patronymes, toponymes, etc., parle d’Abdoulaye Wadé ou de Rama Yadé (au lieu de prononcer Wade et Yade) ou bien du Centrafrique, nul ne s’esclaffe, ni ne bronche. Respect à l’initié, au grand manitou du wolof et de la conjugaison, à l’as de la prospective Nord-Sud.
Impayable, insupportable, inévitable, Antoine Glaser ! A-t-on suffisamment remarqué son étrange ressemblance avec l’irascible Docteur Jonathan Septimus, le savant mégalomane de la cultissime Marque Jaune. Mêmes lunettes aux reflets étincelants, même sourire sardonique, même allure hautaine. Il ne lui manque que le fume-cigarette, by Jove ! Glaser a braqué son télécéphaloscope sur les prescripteurs décisifs de l’audiovisuel public et s’est promptement emparé du contenu de leurs cerveaux. A quand un vaste programme de rééducation par stimulation des fréquences mentales pour tous les blancs-becs dont les ondes cérébrales ont échappé au faisceau de son rayon, et qui, dans leur incommensurable orgueil, osent snober la parole radoteuse du vénérable maître ?
François de Negroni