Il y a des gens que l'on a plus envie de suivre que d'autres. Et on ne sait même pas vraiment pourquoi. Une sorte de fidélité tacite, quelque chose de l'ordre de l'évidence. Ben Kerber, autrefois, appartenait à un groupe parisien, les Shades. Je n'avais pas aimé du tout le premier album, envoyé alors par Burgalat, qui venait de le signer sur son label, Tricatel. Nous étions en pleine vague bébés rockeurs, on frôlait l'overdose, les médias en faisaient des tonnes alors qu'il n'y avait rien, ou si peu. Des mômes parfois sexy, rarement doués, arrogants (la jeunesse a le droit) et nostalgiques. Et quoi de plus triste qu'un enfant qui regarde vers un passé qui ne lui appartient même pas ?
Les années passent. Les Shades poursuivent leur chemin, sortent d'autres disques. Le deuxième album est mieux, en tout cas, il me parle. Le dernier en date, lui, ne m'avait pas ému plus que ça. J'attendais autre chose. On se trompe souvent à trop vouloir prêter aux autres nos désirs. Jusqu'à cet EP avec un titre beau à chialer, que jamais je n'oublierai, Mon enfance, sorte de complainte sépia idéale, remuant des sentiments d'importance. Une chanson qui appartient désormais à mon existence et qui, quand je l'écoute, convoque des larmes internes qui froissent mes ténèbres. Qui me bouleverse autant qu'un Hank Williams ou qu'un Cure.
En 2015, un soir de printemps pluvieux, un mail dans ma boîte. Benjamin Kerber m'annonce qu'il vient d'autoproduire un nouvel EP, Loin des mers, en solo. 4 titres. Sans attendre, je clique et appuie sur la touche play. Alfortville et son minimalisme synthétique, ses sonorités électroniques à la fois entêtantes et aériennes, cette voix qui flirte avec Daniel Darc, qui impose sans violence une intimité, rare de nos jours, est une très bonne surprise. Une chanson trésor. Les Shades ne sont peut-être plus mais Ben Kerber a encore beaucoup de choses à chanter. C'est une bonne chose, quand les gens que vous respectez vous démontrent que le cynisme et la facilité ne les ont pas encore totalement bouffés.
Nous étions des rêveurs et son introduction My bloody Valentine, avec cette batterie robotique, est une très jolie ballade pop, avec, comme souvent chez Kerber, ces petites récurrences soniques qui fédèrent celui qui a envie d'y croire. Autour de la mélodie, simple et indélébile, Kerber édifie un univers qui n'appartient qu'à lui et qui a pourtant la capacité de devenir celui de n'importe qui. Dans mon monde, on appelle ça un tube.
Vagabond poursuit dans la même veine, à un tempo peut-être plus enlevé. On devine une certaine mélancolie, même quand les choses se passent bien. Kerber ne ressemble pas à cette jeunesse pressée, angoissée, aux éjaculations précoces sans lendemain. Il existe, il donne beaucoup, il se livre.
Enfin, conclusion inattendue et formidable, Keep Your Dreams, reprise de Suicide. Et en français ! C'est fantastique, comme un songe qui refuserait que le matin l'efface pour toujours. Kerber chante à notre oreille, il est à sa place. Et on a envie de le suivre, encore. Quand je lui réponds, le soir même, que j'ai beaucoup aimé ses nouvelles compositions, il me remercie. Il semble surpris de ma réponse rapide. Peut-être parce qu'il pense encore que je suis un journaliste, c'est à dire un pisseur de copies sans âme, une groupie dévoyée. Non. Je suis un homme perdu, effrayé, en colère qui ne vit plus que pour s'oublier dans la magie des autres.