13 oct 2014 [Reprise] Interview du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à ITAR-TASS, 10 Septembre 2014
Êtes-vous d’accord pour dire que vous avez été sous tension ces six derniers mois ? Et ce n’est pas encore fini. D’une manière générale, la politique étrangère ne navigue plus en eaux calmes depuis longtemps…
Ne vous arrive-t-il pas de désespérer ? Pourquoi ? Pour quelle raison ?
Ok. Imaginez que vous rencontriez un homologue étranger, vous concluez un accord, et puis il s’avère tout à coup que le gars a tout faux ou bien décide de faire machine arrière… Non, jamais. Ce n’est pas le type de sentiment que j’entretiens dans le fond de mon cœur. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe du désespoir. Nous devons continuer à faire notre travail correctement.
Mais parfois, on ne peut éviter d’atteindre un point critique. Ce n’est pas bon non plus. Les deux choses vont de pair. Il n’y a qu’à un novice qui pense tout à coup se retrouver dans une impasse que l’on peut pardonner de perdre son sang-froid et de ne pas savoir quoi faire ensuite. Votre serviteur ici présent a eu l’opportunité de voir beaucoup de choses au cours des décennies dans le service diplomatique, Dieu merci. Il faut avoir de la patience, et dans notre profession cette qualité compte double. Toute tentative de me faire sortir de mes gonds est vouée à l’échec. Cela ne vaut pas la peine d’essayer…
Pouvez-vous citer quelques durs-à-cuire qu’il vous est arrivé d’avoir en face de vous à une table de négociations ? Voyons, comment pensez-vous que je doive me comporter dans ce métier ? Je pourrais en citer quelques-uns, mais tous les autres se sentiraient insultés… Tous étaient de vrais professionnels !
Pas tous, je pense…Pourquoi pas tous ? Bien sûr que si, tous. Mais chacun a ses points forts au plan professionnel. Certains sont très professionnels quand il s’agit d’aller à la tribune, de tout bloquer, de se soustraire à la recherche d’un compromis et d’éviter des réponses directes. Les personnes de ce genre poursuivent des buts très différents. Et la quasi-totalité d’entre eux n’ont pas de politique étrangère indépendante. Il n’y a que des instructions strictes de tel ou tel haut ministère qui doivent être suivies. Et ils s’y tiennent scrupuleusement.
Naturellement, vous vous attendez toujours à ce que vos partenaires soient cohérents dans leurs actions, qu’ils appliquent des normes communes. Après tout, les États-Unis et l’Union européenne ont toujours demandé à ce que tous les pays respectent les principes de la démocratie et la primauté du droit dans leurs affaires intérieures. Mais dès que nous arrivons à une échelle internationale, aucun d’eux ne parle plus de ces valeurs de base. C’est naturel, bien sûr. Un ordre mondial démocratique ne cadre pas avec les politiques que poursuit l’Occident ces temps-ci dans sa tentative de conserver son emprise séculaire. Mais c’est une tâche de plus en plus difficile. En d’autres termes, le système international est en état de choc, ses fondements ont été ébranlés et plutôt durement…
Avec notre aide ? C’est tout le contraire. La Russie a toujours encouragé la consolidation du droit international. Nous avons demandé le respect des accords conclus et la création de nouveaux instruments qui offrent des réponses adéquates aux défis actuels. Prenez, par exemple, notre proposition de codification du principe de l’indivisibilité de la sécurité en Europe, et de rendre ce principe juridiquement contraignant pour tous. Cette déclaration politique visait à prévenir des crises comme celle de l’Ukraine. Nos propositions sont restées sans réponse. On nous a dit qu’un traité supplémentaire était tout à fait inutile. Autrement dit, tout le monde affirmait que la sécurité en Europe était inviolable, bien sûr, et que, en termes de droit international, l’OTAN fournirait une protection adaptée à tous ses membres. Mais cela ne garantit pas la sécurité de tous ceux qui n’en font pas partie ! Le projet de base était probablement d’utiliser ce prétexte pour inciter tous les pays post-soviétiques à rejoindre l’alliance et amener ainsi les lignes de division plus près de nos frontières. Mais cette idée s’est avérée totalement infructueuse.
Vraiment ? L’expérience a montré que cette logique est pervertie et conduit à une impasse. L’Ukraine l’a pleinement démontré. Pour que l’OTAN, les pays de l’OTSC [Organisation du Traité de Sécurité Collective, NDT] et tous les pays neutres non affiliés à une alliance politique et militaire (je vous rappelle que l’Ukraine a proclamé son statut de non-aligné, tout comme la Moldavie) se sentent rassurés et en sécurité, un dialogue aurait dû être engagé exactement comme nous l’avions proposé il y a longtemps. Nous ne nous serions pas alors retrouvés dans la situation actuelle de bras-de-fer, où Bruxelles a demandé à l’Ukraine de choisir entre l’Occident et la Russie. Tout le monde connaît les causes profondes de la crise : personne n’a écouté ce que nous avions à dire, Kiev a été contraint de signer des accords avec l’Union européenne, accords qui avaient été rédigés en coulisses et dont il s’est finalement avéré qu’ils portaient atteinte aux obligations de l’Ukraine envers la zone de libre commerce de la CEI. Lorsque Viktor Ianoukovitch a temporisé pour regarder de plus près la situation, les manifestations de Maidan ont été mises en scène. Et puis il y a eu les pneus brûlés, les premières victimes et une escalade dans le conflit…
Un de nos écrivains satiriques, Mikhaïl Zadornov, a fait à un certain moment cette triste remarque : l’Amérique est prête à mener une guerre contre la Russie jusqu’au dernier ukrainien.
S. V. Lavrov : Que peut-on dire dans ce genre de situation ? Le cynisme fait partie intégrante de la politique depuis longtemps. Peut-être est-ce propre à tous ceux qui écrivent et parlent de politique. Nous détesterions que l’Ukraine soit utilisée comme un pion. Hélas, il en a été tout autrement jusqu’ici - pas par notre faute et contrairement à la volonté de la Russie. Certains partenaires de l’Ouest – pas tous – ont essayé d’utiliser la crise de l’État ukrainien dans le but de « contenir » la Russie, pour nous isoler, et par là-même pour affermir leur emprise vacillante sur le système international. Le monde change, la part des États-Unis et de l’Europe dans le PIB mondial se réduit, de nouveaux centres de croissance économique et de puissance financière ont émergé, dont l’influence politique a flambé en conséquence. Il n’y aura pas d’arrêt à cette tendance. Certes, on peut tenter de s’y opposer – et des efforts sont faits dans ce sens – mais il est vraiment difficile de nager à contre-courant. C’est ce qui a provoqué bien des crises.
L’histoire remettra chaque chose à sa place, mais pour l’instant l’Occident a tendance à rendre la Russie responsable des tensions actuelles. Il soutient que c’est nous qui avons commencé. En Crimée. Notre pays a empêché qu’un bain de sang ait lieu là-bas. Nous avons ainsi évité qu’éclate le même type de manifestations et de guerre qu’à Maidan, et qui s’est produit plus tard dans le Sud-Est. Comme vous vous en souvenez peut-être, lorsque les affrontements à Kiev ont atteint leur point critique, les parties en conflit ont conclu l’accord du 21 février. Parmi les priorités, il y avait la création rapide d’un gouvernement d’union nationale qui devait être suivie d’une réforme constitutionnelle et d’élections générales avant la fin de 2014. Le document a été signé par Ianoukovitch, ainsi que Iatseniouk, Klitschko, et Tyagnibok, qui représentaient alors l’opposition du moment et qui maintenant forment la coalition au pouvoir. Les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne ont agi en tant que témoins de cet accord.
Pas la Russie, remarquez. Nous en avons parlé au cours d’une réunion du Conseil de Sécurité, et nous avons décidé que notre signature n’était pas nécessaire, étant donné qu’à partir du moment où le président de l’Ukraine d’alors, Viktor Ianoukovitch, avait donné son accord à ce document, il avait en fait consenti des concessions colossales, l’équivalent d’une capitulation des autorités. Mais pour l’opposition, les avantages récoltés n’étaient pas suffisants encore, et après les attaques contre la résidence du Président et d’autres édifices gouvernementaux à Kiev, ils ont déclaré, le 22 février, qu’il n’y aurait pas de gouvernement d’unité nationale et qu’ils allaient plutôt créer un « gouvernement de vainqueurs », que Ianoukovitch avait soi-disant fui et qu’ils réclamaient le pouvoir. Nous avons demandé à nos homologues occidentaux comment cela avait été possible. N’avaient-ils pas signé le document censé restaurer le calme ? En réponse, nous avons entendu que Ianoukovitch n’étant plus à Kiev, l’accord ne tenait plus. Quelle logique remarquable ! D’abord, à ce moment, il était dans l’est de l’Ukraine, dans son pays. Ensuite, il s’est avéré que la tâche de réconciliation nationale tenait entièrement à la personnalité de Ianoukovitch et à son déboulonnage, n’est-ce pas ? C’est cela, les valeurs de l’Europe ? Nous n’avons pas eu de réponse à ce jour. Aujourd’hui, l’Occident agit à l’unisson - avec un zèle tout particulier des USA et de la Grande-Bretagne - pour soutenir unilatéralement le régime actuel de Kiev. Ils déclarent que la paix en Ukraine ne sera possible que quand ceux qu’ils appellent séparatistes et terroristes du sud-est auront été éliminés.
La Crimée se serait embrasée, elle aussi. J’en suis convaincu. Nous avons enregistré des tentatives d’émeutes du même type que celles à Maidan. Des militants du Secteur Droit ont tenté d’entrer dans la péninsule. Il y a eu des fauteurs de trouble dans la République.
À ce moment-là, les « gens polis » sont apparus au grand jour. Ils ont toujours été présents. La marine russe n’a pas que des installations dans la seule Sébastopol. Nos troupes avaient le droit de se déplacer parmi eux. Tout s’est fait dans le respect des accords passés avec l’Ukraine. Il est vrai qu’à un moment, la Russie a augmenté le nombre de ses troupes en Crimée, mais permettez-moi de le redire : nous n’avons pas dépassé le quota autorisé par le traité russo-ukrainien pour la base navale.
Au fait, les t-shirts à l’effigie des « gens polis » sont très à la mode en ce moment. Est-ce que vous en avez un ? [NdT : en février 2014 les Spetznaz ont pris le contrôle de la Crimée, on les a d’abord appelé les « gens verts » du fait des tenues de camouflage vertes puis « les gens polis » ou « les hommes courtois ». Tout s’est produit sans affrontements, d’où le surnom « d'hommes polis » donné à ces hommes armés.] J’en ai reçu quelques-uns en cadeau. J’aime tout particulièrement le modèle kaki avec l’image de trois hommes portant des masques et des lunettes. Une très belle œuvre d’art. Je pense que si certains prennent les choses avec un peu d’humour, sur des points fondamentaux de politique, c’est une bonne chose… Même si les opinions à ce sujet diffèrent.
On nous a accusé d’avoir annexé la Crimée. Nous répondons : la Crimée est passée par un référendum qui n’a pas pu être faussé. Beaucoup de journalistes, même étrangers, qui faisaient leur travail dans la péninsule à ce moment-là en conviennent. Il est vrai que certaines personnes, en particulier des membres des Mejlis des Tatars de Crimée, sont opposées à la réunification de la Crimée et de la Russie. Mais aujourd’hui, les Tatars de Crimée ont obtenu ce dont ils n’auraient même pas pu rêver s’ils étaient restés en Ukraine : un statut pour leur langue et l’allocation de terres. Toutes les causes de tensions entre les Tatars de Crimée et le reste de la population de la péninsule sont en train de disparaitre. Lorsque nos partenaires de l’Ouest nous font ces reproches, nous leur répondons que leur politique au Kosovo a été complètement différente.
Il n’y a pas eu de référendum. Il n’y avait pas non plus eu de crise avant qu’une partie de la Serbie ait été déclarée indépendante. Il n’y avait pas de menaces contre la population du Kosovo. Au contraire, Belgrade et Pristina étaient engagées dans des négociations et progressaient lentement mais sûrement. Ensuite, les pays occidentaux ont arbitrairement choisi la date et établi une date-butoir artificielle pour l’aboutissement d’un accord. Les Albanais du Kosovo ont joué très habilement cette partie. Après quoi l’Europe et les États-Unis ont hypocritement fait semblant d’être réduits à l’impuissance : puisque vous avez échoué à parvenir à un accord dans le délai imparti, nous reconnaissons le Kosovo unilatéralement. Point barre. Lorsque nous avons commencé à demander « comment cela se peut-il ? », on nous a dit qu’il y avait eu trop de sang versé au Kosovo. Dans la même logique, il aurait fallu d’abord attendre un bain de sang en Crimée pour qu’ensuite les États-Unis et Bruxelles daignent autoriser les survivants de Crimée à choisir leur propre avenir.
Mais les habitants de Donetsk et de Lougansk ont tenu leurs référendums, eux aussi. Je pense que ceux qui ont été aux urnes croyaient que les mêmes « gens polis » en uniforme kaki apparaîtraient bientôt dans le Donbass. Au lieu de cela, les civils locaux ont vu les bombes pleuvoir sur eux… Je crois que la Crimée était un cas très particulier, un cas unique à tous points de vue : historique, géopolitique et patriotique, si vous voulez. La situation dans le sud-est de l’Ukraine est différente. Il n’y a pas cette unanimité que nous avons vue en Crimée. Certains voudraient voir leur pays réapparaître sous une nouvelle entité territoriale appelée Novorossia, tandis que d’autres souhaitent rester en Ukraine avec des droits élargis. En fait, nous avons reconnu les résultats des référendums et appelé à leur application à travers un dialogue entre Donetsk, Lougansk et les autorités centrales de Kiev. Malheureusement, notre appel n’a pas donné de résultats. L’utilisation de snipers place de l’Indépendance à Kiev, l’enquête sur les violences à Odessa et Marioupol et les circonstances de la catastrophe de l’avion de la Malaysian Airlines, tout cela est occulté. Ce silence fait suspecter que Kiev et ses sponsors ont beaucoup à cacher. Ce sont les maillons d’une seule et même chaîne. Leurs mensonges continuels et leur incapacité totale à négocier sont vraiment consternants. J’ai l’impression que certains de nos partenaires occidentaux ne sont pas très à l’aise, mais ils ont néanmoins opté pour une politique de soumission aux ambitions du « parti de la guerre » à Kiev. Les Européens sont de plus en plus conscients du fait qu’ils sont impliqués dans un projet géostratégique des États-Unis. Au détriment des intérêts fondamentaux de l’Ancien Monde. J’espère que la signature du protocole de Minsk du 5 septembre, qui fait suite à l’initiative des présidents russe et ukrainien, va modifier la situation et que les accords entre Porochenko et les chefs des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk vont être mis en œuvre, sans aucune tentative pour en perturber le processus.
Croyez-vous que cette chance existe ? J’y crois presque. L’accord doit être maintenant utilisé dans toute sa mesure. Un dialogue national avec le Sud-Est a été lancé après plusieurs mois de refus et le bon sens semble prendre le dessus. De toute évidence, on pouvait difficilement s’attendre à ce que le cessez-le feu soit respecté à 100% dès les premières heures, et il a fallu du temps pour que ceux qui s’affrontaient armes à la main reçoivent les messages, d’où des incidents sporadiques tout à fait prévisibles. Ce qui compte, c’est qu’ils ne se sont pas multipliés et n’ont pas débouché sur de nouvelles hostilités. Nous soutenons la proposition des dirigeants de la RPD et de la RPL de déploiement rapide d’observateurs de l’OSCE dans les territoires engagés dans le conflit. Ce point a été inclus dans les accords de Minsk du 5 septembre et il acquiert maintenant une importance cruciale.
Mais nombreux en Ukraine sont ceux qui prétendent qu’il ne s’agit pas seulement d’une lutte contre les séparatistes, mais d’une guerre avec la Russie. Que faire à ce propos ? Kiev interprète les événements de cette manière parce que c’est la volonté des États-Unis. Les électeurs se sont vu offrir des slogans électoraux très simples, et personne ne prend la peine d’analyser la situation. Ils persistent à coller des étiquettes politiques – « Ploucs stupides », « séparatistes ». Ils continuent à dire que le Donbass aurait été calme et paisible s’il n’y avait pas eu la Russie, qui devrait retirer ses armements et ses troupes régulières… Quelles troupes ? Venant d’où ?
Mais des gens portant des passeports russes et des armes à feu sont certainement présents là-bas. Et aussi des gens avec des passeports suédois, polonais et lituaniens… Il y a même des gars noirs. Avec leur inimitable accent américain. Je ne prétendrais pas que ce sont des instructeurs ou des mercenaires. Les zones de trouble attirent toujours les volontaires, les casse-cous et toutes sortes d’aventuriers. Mais nous ne discutons pas d’eux en ce moment. Une guerre à grande échelle est en cours dans le Donbass. J’ai lu une interview tout à fait intéressante du général Ruban dans la presse ukrainienne, il n’y va pas par quatre chemins : à Donetsk et Lougansk, les autorités de Kiev sont engagées dans une guerre contre leur propre peuple.
Vladimir Ruban est un négociateur, il arrange l’échange des prisonniers de guerre. Vous avez vu juste. Le général Ruban connaît la situation de l’intérieur et fait un travail très spécifique : il sauve la vie des gens et son but est d’en finir avec la guerre. Les fonctionnaires à Kiev refusent obstinément d’admettre qu’ils devront négocier non pas avec nous, mais avec leurs propres citoyens, y compris les résidents du Sud-Est. Le plan de paix Porochenko avait été proposé comme la seule alternative jusqu’à tout récemment. Nous l’avons accueilli favorablement, car il a appelé à l’armistice et de ce point de vue a joué un rôle positif. Mais, d’une part, l’armistice a été déclaré pour un temps très court et, d’autre part, la condition suivante a été mise en avant : celui qui n’est pas passé dans la clandestinité sera confronté aux conséquences de ses actes. Soit les milices utilisent ces quelques jours pour déposer les armes, et les autorités de Kiev accorderont peut-être une amnistie à certains d’entre eux, s’ils découvrent que ceux qui se sont rendus ne sont pas responsables de graves crimes contre le régime, soit tout le monde sera exterminé.
Le voilà, le plan de paix.
Ensuite, nous devrions réfléchir à la façon de rétablir le Donbass. L’Union européenne a déclaré dans ses derniers documents concernant l’Ukraine qu’elle appelait tout le monde à agir selon le plan de paix de Porochenko. Nous avons demandé plus d’une fois: que pensez-vous des accords de Genève qui reflètent le consensus des quatre partis ? Nous avons été informés qu’ils ont aussi été pris en compte, mais qu’il n’était pas utile de souligner cette évidence. C’est le genre de discours infantile que nous avons entendu en réponse… Ce n’est que maintenant, suite à l’initiative de paix en sept points de Vladimir Poutine, qu’il est devenu possible d’avancer sur le chemin des négociations à Minsk et d’adopter le protocole du 5 septembre. Le président russe a exhorté les deux parties à mettre fin aux opérations offensives dans le Donbass, à repousser les forces ukrainiennes à une distance suffisamment grande pour que le risque de bombardement de villages et des villes soit écarté, à convenir d’un échange « tous-contre-tous » de prisonniers de guerre, à ouvrir des couloirs humanitaires, à envoyer des équipes de réparation pour restaurer les infrastructures et à organiser une surveillance internationale du respect du cessez-le-feu…
Vous avez lu l’interview de Ruban, alors vous devez avoir entendu parler de la controverse sur le concert de Andrei Makarevich dans Svyatogorsk…Cela ne regarde que lui et sa propre conscience. D’une part, le sport et l’art doivent rester en dehors de la politique et la mission des acteurs de la culture est de rétablir et de renforcer les liens entre les peuples dans les moments difficiles. D’autre part, les artistes, les acteurs, chanteurs et musiciens sont tous des citoyens. Chacun d’eux a sa propre position et toute personne est libre de l’exprimer à voix haute. Lorsque plusieurs centaines de travailleurs culturels russes ont exprimé leur attitude vis-à-vis de la Crimée et de la situation dans le sud-est de l’Ukraine, certains d’entre eux se sont vu refuser l’entrée à un certain nombre de pays de l’Union européenne.
C’est ce que la Lettonie a fait avec Kobzon, Gazmanov et Valeria.
C’est triste. L’identité nationale est fortement déformée. Je me souviens de la façon dont l’Union européenne et l’OTAN se sont étendus il y a une dizaine d’années : non seulement les pays de l’Est qui étaient autrefois membres du Conseil d’assistance économique mutuelle (COMECON) et de l’Organisation du Traité de Varsovie, mais aussi les trois républiques baltes, ont été faits membres à la hâte. Je laisse de côté l’Union européenne – il s’agit d’économie. S’il n’y a pas atteinte à l’exécution des obligations envers d’autres États et organisations, qui peut être contre ? Quant à l’OTAN, nous sommes profondément convaincus que l’alliance a perdu sa raison d’être, et en recherche fébrilement une nouvelle. Après l’Afghanistan, il est devenu clair que ce sujet ne consolide plus l’alliance, donc Bruxelles a joyeusement sauté sur l’occasion de jouer la carte de la Russie en nous présentant comme une menace. À présent c’est l’idée qui est mise en avant, y compris au dernier sommet de l’OTAN à Newport.
Nous avons à plusieurs reprises demandé à nos collègues occidentaux : est-il nécessaire d’étendre l’OTAN ? Ne vaudrait-il pas mieux garder à l’esprit l’OSCE, la sécurité égale et indivisible pour tous ? On nous a dit : Vous voyez, les pays baltes ont des phobies après avoir fait partie de l’URSS, ils aspiraient à l’indépendance, enfin ils l’ont obtenue, mais ils ont encore peur de vous. Une fois incorporés à l’OTAN, ils vont se calmer et vos relations s’éclairciront d’un seul coup. Alors, où en sommes-nous ? Dix ans ont passé, le cadre de l’alliance a été ouvert aux pays baltes, mais se sont-ils débarrassés de ces peurs fantômes ? Au contraire ! Par exemple, sur de nombreuses questions fondamentales de la coopération pan-européenne, la Lituanie devance même les États-Unis. Et maintenant, les pays baltes, ainsi que la Pologne, demandent à l’OTAN de pointer son système de défense antimissile contre la Russie ! Quelle personne sensée peut aujourd’hui parler sérieusement de notre invasion de l’Europe? C’est exclu !
Oui mais certains en parlent. Maintenant, à cause de nous, l’Ukraine a la même phobie. Dans ce pays, il n’y a jamais eu une attitude de masse à considérer les Russes comme des ennemis, et maintenant c’est fait. Pas à cause de nous. Ce sont plutôt des tentatives pour nous montrer ainsi. Vous savez, quand les médias audiovisuels, Internet et la presse écrite sont remplis de propagande anti-russe, une propagande généralement grossière, fausse et éhontée, il est difficile de s’attendre à un résultat différent. Nos chaînes de télévision en Ukraine sont bloquées, toutes les informations sont présentées d’une manière biaisée, partiale. Mais cela ne signifie pas que tout le monde a subi un lavage de cerveau. Je parle à des Ukrainiens, j’ai rencontré des réfugiés de Lougansk et de Donetsk et j’ai la connaissance directe qu’il y a des politiciens honnêtes à Kiev qui souhaitent mettre un terme à cette hystérie.
Je crois que les tentatives pour diviser nos peuples vont échouer, bien que dans l’ensemble ce soit l’objectif principal. Quelqu’un est visiblement réticent à la restauration de la fraternité historique entre Russes et Ukrainiens. Des erreurs ont probablement été commises par les deux parties, mais nous, au moins, essayons d’être honnête ; nous ne recourons pas à des mensonges et nous n’utilisons pas le « deux poids, deux mesures ».
Je voudrais aussi parler du Moyen-Orient. Lorsque le printemps arabe a commencé, nous avons proposé à nos collègues des États-Unis et d’Europe de nous réunir et d’analyser le plus sérieusement ce qui se passait, pour communiquer avec la Ligue des États arabes et mettre en place un processus multilatéral qui nous permettrait d’échanger nos évaluations de la situation et d’avancer conjointement. Cela n’a pas été suffisant. Rappelons-nous l’Egypte, où le président Moubarak, qui avait préservé les intérêts des États-Unis au Moyen-Orient pendant 30 ans, a été placé dans une cage après avoir abdiqué, et, à peine vivant, trainé en salle d’audience, encore et encore. Personne n’a même pris la peine d’expliquer à ceux qui étaient arrivés au pouvoir au Caire qu’ils devaient agir différemment, d’une manière civilisée, s’ils souhaitaient préserver et renforcer leur pays. Puis il y a eu la Libye – l’un des états de la région les plus socialement prospères. Certes, il y avait un régime autoritaire, certains le qualifiaient de dictatorial, mais qu’avons-nous aujourd’hui ? Le pays n’existe désormais plus. Il est divisé en principautés semi-féodales dirigées par des terroristes. Et l’Occident ne sait pas quoi faire.
Mon collègue français a reconnu publiquement que sous le règne de Kadhafi, Paris a fourni des armes à l’opposition au mépris de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui l’interdisait. Ces gens se sont ensuite déplacés au Mali, et les Français ont dû y envoyer un contingent armé pour les combattre. J’ai demandé à mon collègue s’il ne trouve pas ce comportement étrange. Il a ri et a répondu: « C’est la vie ». Si ceci est une forme de politique, je ne l’apprécie pas.
En Syrie, le drame n’est pas encore terminé. Dans ce cas, là encore, nous n’avons pas cessé d’appeler les Américains et les Européens à résoudre cette question avant que le problème ne déborde sur les pays voisins. Il aurait fallu dire clairement : la communauté internationale soutient le gouvernement syrien légitime dans sa lutte contre les insurgés, il n’y a pas de place pour eux dans le système existant. En guise de réponse, nous avons eu droit à un « n’exagérez pas ». Puis le groupe se faisant appeler l’État Islamique d’Irak et du Levant est apparu. Les tentatives de la Russie pour le déclarer organisation terroriste et l’inclure dans les listes respectives de l’ONU se sont heurtées aux objections des États-Unis. C’est seulement après que cette organisation ait pris un tiers de l’Irak et qu’un citoyen américain ait été exécuté publiquement que Barack Obama a reconnu : « Oui, ce sont des terroristes ». Aujourd’hui, les Américains vont les bombarder sur le territoire irakien, mais ils ne font rien contre eux en Syrie, parce que là, ils se battent contre Bachar-el-Assad, que les États-Unis veulent renverser. C’est la logique du « deux poids, deux mesures » : les terroristes peuvent être bons s’ils apportent de l’eau au moulin géopolitique approprié.
(Fin de la première partie)
À suivre